Le triangle dramatique de Karpman

Une interprétation philosophique

« Malheureux ceux qui font leur propre malheur [1] ».

« Si vous voulez ressembler à Jésus-Christ, soyez martyrs et non pas bourreaux [2] ».

 

Le triangle dramatique de Karpman [3] (désormais désigné par son acrostiche : TDK) porte le nom de son concepteur, Stephen B. Karpman, qui est disciple d’Éric Berne, l’inventeur de l’analyse transactionnelle [4]. Longtemps connu surtout des psychothérapeutes en thérapies brèves et des personnes en charge des ressources humaines ou du développement personnel, il est aujourd’hui largement passé dans le grand public. Très opératoire, l’instrument prête à de multiples développements [5], par exemple dans le domaine à la mode et important de la manipulation [6]. Selon Karpman lui-même, en 2006, plus de quinze milles sites Internet étaient consacrés au triangle dramatique [7].

Malgré cette diffusion toujours plus ample et l’indéniable performance de l’outil, la clarté de la distinction des trois pôles – Bourreau ou Persécuteur [8], Victime, Sauveteur [9] – n’est qu’apparente, les lois d’usage – notamment la circulation des rôles – sont problématiques et les illustrations fournies souvent peu éclairantes [10]. Nous verrons que ce manque de précision vient de ce que, bien que d’abord à visée pratique, le TDK pose des questions spéculatives ; développé en sciences humaines, il soulève même des apories philosophiques – voire théologiques. Ces disciplines qui pourraient éclairer ce précieux outil l’ignorent ; en revanche, les sciences humaines qui l’emploient avec profit ignorent ces disciplines. Le propos de cet article sera donc pluri- ou inter-disciplinaire voire transdisciplinaire.

Avant d’entrer dans le détail de certaines objections opposées à cette classification (2), il en sera fait une brève présentation (1). Nous accéderons ensuite à la raison d’être de l’article : la réinterprétation que nous proposons du TDK en sa forme interpersonnelle (3) – dont nous tirerons des critères diagnostiques (4) – et sous deux autres formes (5). Puis, nous répondrons aux difficultés (6). Enfin, nous montrerons un exemple de sortie de cette triangulation infernale (7).

1) Présentation

Les termes de Bourreau, Victime et Sauveteur désignent non des personnes mais les comportements ou les rôles adoptés par des personnes dans un type donné d’interaction (ce que la psychologie appelle « jeu » depuis Éric Berne).

La dénomination de ces trois rôles est suffisamment transparente, en première instance, pour rendre superflue une définition ou description. Nous proposerons une illustration cinématographique ; d’autres suivront dans le reste de l’article, tant ces attitudes boiteuses abondent dans les films – comme dans la réalité. Ici, elle sera empruntée à la Palme d’Or du Festival de Cannes 1996, Secrets et mensonges [11].

À l’âge de dix-sept ans, Cynthia (Brenda Blethyn) a eu une fille, Hortense, d’un homme de couleur qui l’a ensuite abandonnée. Depuis elle s’est mariée et a eu une autre enfant, Roxanne. Très culpabilisée, elle a caché l’événement à toute sa famille, y compris à son époux, et vit donc dans la dissimulation (d’où le titre du film). Nous retrouvons Cynthia avec Roxanne, dehors, dans leur minuscule jardin (de sorte que tout le monde peut entendre les paroles échangées). La mère est assise dans un fauteuil de jardin ; la fille, assise à côté, lit le journal, ou plutôt essaie de le lire. Le ton ne cessera de monter pour atteindre un niveau d’exaspération extrême chez la fille.

Pour analyser cette scène [12], nous plaçons dans une première colonne la retranscription du dialogue, comme le fait un script de scénario ou une pièce de théâtre, dans une deuxième, la posture prise par les deux protagonistes féminins selon la distribution proposée par le TDK et, dans une troisième, un bref commentaire explicatif. Nous vous conseillons de procéder en trois temps. Lisez d’abord le seul dialogue. Puis interrogez-vous sur la posture prise par Cynthia et Roxanne : se situent-elles en Bourreau, en Victime, ou en Sauveteur ? En effet, la violence verbale de plus en plus insupportable des échanges s’explique par le choix (inconscient) d’un de ces trois rôles. Enfin, vous pouvez comparer avec notre proposition.

 

Dialogue Posture dans le TDK Commentaire
Mère. – Ton copain, tu le vois pas ce soir ? Bourreau Tout commence par cette demande apparemment anodine et informative, et réellement intrusive. En effet, la suite montrera qu’elle est dictée par une curiosité intrusive, qu’elle comporte un double-message et que Cynthia cherche déjà à se positionner en Sauveteuse.
Fille. – J’ai l’intention de me coucher tôt.
Mère. – Tiens-moi compagnie. Victimaire Exigeant et non pas demandant de l’aide, le contenu est victimaire. Mais le ton l’est encore davantage. De fait, tout l’échange (et presque tout le film), Cynthia adopte cette tonalité plaintive. Si elle joue le rôle de la Sauveteuse avec Roxanne, à cause de la potentielle similitude de situation, sa posture de fond est beaucoup plus celle de Victimaire face aux hommes qui sont tous des Bourreaux.
Fille. – J’ai la gueule de bois. Victimaire Plutôt que de dire « non », la fille se justifie en se plaignant.
Mère. – Tu devrais rester plus souvent à la maison. Sauveteuse La mère donne un conseil que sa fille ne lui a pas demandé. Il pourrait de plus contenir un reproche, d’autant que Cynthia tend à être Victimaire, mais la suite montre qu’elle cherche plutôt à protéger Roxanne.
Fille, silencieuse. Bourreau Même les silences, associés au non-verbal, sont éloquents.
Mère. – Tu fais attention avec le garçon, hein, ma chérie ? Sauveteuse Inconsciemment, Cynthia fait appel à l’interjection « ma chérie », quand elle devient interventionniste. Cette parole gentille ajoute un double bind [13] : la gentillesse apparente de la demande cache en fait une secrète accusation. De plus, nous sommes encore face à un double message. Le message apparent est « Reste avec moi » et le message réel « Tu ne fais pas attention avec les garçons ».
Fille. – Comment ça ? Bourreau
Mère. – Oui, tu prends tes précautions ? Sauveteuse S’inquiétant pour Roxanne, la mère semble attentionnée. Ce serait oublier le point essentiel : sa fille ne lui a rien demandé. La posture Sauveteuse se présente donc maintenant à visage découvert.
Fille, silencieuse. Bourreau
Mère. – Tu vas dire que ça ne me regarde pas. Mais, chérie, tu prends la pilule ? Sauveteuse
Fille. – T’as raison. Ça te regarde pas. Bourreau L’intrusion Sauveteuse commence à produire son fruit néfaste, quoique non obligatoire : Roxanne répond à l’invasion par l’accusation. L’attitude de rejet se radicalisera de plus en plus.
Mère. – Pourquoi tu l’emmènes pas chez nous ? Bourreau La mère change soudain de posture, accusant secrètement sa fille de ne pas présenter le garçon. Elle pourrait ainsi poursuivre sur lui son jeu de contrôle.
Fille. – Lâche-moi. Bourreau
Mère. – J’aimerais que tu me le présentes. Je ne saurais même pas que c’est lui si je l’avais en face de moi. Bourreau
Fille. – Ne compte pas sur moi là-dessus. Bourreau
Mère. – Ne le laisse pas décider pour toi, ma chérie. Les hommes sont tous pareils. Sauveteuse On notera à nouveau la parole « ma chérie ». La gentillesse inattendue de la formule en décalage avec le contenu, redouble la violence de l’intrusion par celle de la manipulation. Dans la suite de l’échange, où le ton ne cesser de monter, la mère, en Sauveteuse, multiplie les propositions de moyens pour éviter une grossesse et la fille, en Persécutrice, multiplie les demandes de « changer de disque ». Jusqu’au moment où, folle de rage, Roxanne fuit le « jardin » pour trouver refuge dans sa chambre.
Fille, très agacée et menaçante. – Maman ! Bourreau
Mère. – J’espère qu’il met ce truc, tu sais, une capote ? Sauveteuse
Fille. – Mêle-toi de ce qui te regarde. Bourreau
Mère. – Des fois, ça fuit, il faut faire attention. Sauveteuse
Fille. – T’es jalouse, c’est çà ?

La fille regarde maintenant sa mère en face, mais celle-ci fuit son regard direct, insupportable d’accusation.Bourreau Mère. – Où il est ce soir, d’abord ?BourreauLa demande est intrusiveFille. – J’en sais rien.Bourreau Mère. – Il doit être en train de s’en taper une autre dans un coin. Moi, c’est comme cela que je t’ai eue. J’avais plus de pilule. T’as qu’à te faire poser un stérilet.Sauveteuse et VictimaireOn voit réapparaître, derrière le désir d’aider sa fille contre son gré la problématique fondamentale par laquelle Cynthia se déresponsabilise face à l’agression des hommes assimilés à des prédateurs sexuels.Fille. – Change de disque.Bourreau Mère. – Tu prends rendez-vous avec le Dr. MacCollins et, après, tu n’y penses plus.Sauveteuse Fille. – Parle moins fort.Bourreau Mère. – J’ai un diaphragme quelque part dans ma chambre. T’as qu’à le prendre. Tu passes sous l’eau, tu mets du talc. C’est pas difficile.

La fille, folle de rage, plie son journal, se lève, quitte le jardin, entre dans la maison et part dans sa chambre.SauveteuseL’absence totale d’écoute de la fille, tant en ce qu’elle dit que dans son attitude de plus en plus colérique, montre combien un Bourreau sommeille en tout Sauveteur (et ici, il est frappé d’insomnie !)Mère, désemparée. – Mais où tu vas ?Bourreau Fille. – J’en ai marre de t’entendre.Bourreau Mère, faisant irruption dans la chambre de sa fille. – Ma chérie ! Roxanne, si je te dis cela, c’est pour ton bien.SauveteuseTelle est la justification qu’avance toujours le Sauveteur. Mais il oublie que le bien à respecter, c’est justement la liberté de l’autre. D’ailleurs, Cynthia nie en acte ce qu’elle affirme en parole et son acte est de haute portée réelle et symbolique : elle pénètre sans autorisation le lieu d’intimité par excellence qu’est la chambre de sa fille.

L’échange qui va suivre l’attestera tout en portant la relation à un paroxysme de violence.Fille. – Laisse-moi tranquille !Bourreau Mère. – Je suis ta mère, enfin.Sauveteuse et Bourreau Fille. – Sors de ma chambre !Bourreau Mère. – C’est pas grave si t’as un bébé, je m’en occuperai.Sauveteuse Fille. – Je tomberai pas enceinte.Bourreau Mère. – Je lâcherai mon boulot.Sauveteuse Fille. – Ça te regarde pas, enfin !Bourreau Mère. – Si, ça me regarde ! Tu me laisseras pas un bébé sur les bras. Ah, ça non !BourreauL’agressivité inattendue de la réponse de Cynthia démasque, jusque dans sa parole, la Persécutrice qui sommeille toujours dans la Sauveteuse.Fille, se dressant brusquement, en rage. – Fais chier !Bourreau Mère, qui cherche à embrasser sa fille et la retient par le bras. – Pardon, chérie.Victimaire Fille, rejetant brutalement sa mère. – Va te faire foutre ! J’te déteste, pauvre conne !

La porte claque. Le corps secoué de pleurs, la mère est allongée sur le lit de sa fille. L’image d’après, on aperçoit Roxanne se donnant à son petit ami.BourreauRoxanne utilise son petit ami plus qu’elle ne se donne à lui, dans une fièvre des corps qui cherche à exorciser l’insupportable intrusion de la parole maternelle et à se venger d’elle en congédiant toute prudence et en accomplissant le contraire même de ce que la parole haïe l’incitait à faire « pour son bien ». De son côté, achevant le processus de confusion incestuelle, Cynthia s’abat, le corps secoué de pleurs, sur le lit de sa fille [14].

 

Sans aucun didactisme, Mike Leigh nous offre donc un cas d’école de TDK [15] : un régal pour la psychologie, un enfer pour les protagonistes ! De cette première analyse, on peut tirer différents constats sur les relations entre les trois rôles identifiés par le TDK.

  1. Ils sont complémentaires : une attitude appelle l’autre (sans que cette corrélation soit nécessaire). Le comportement Sauveteur de Cynthia incite fortement Roxanne à se défendre de manière violente, donc à adopter une attitude de Persécuteur.
  2. Ils sont permutables. Cette propriété dynamique est une conséquence du premier trait. Les sujets ne demeurent pas figés dans une posture. C’est ainsi que Cynthia occupe successivement les trois pôles du triangle dramatique.
  3. Enfin, même si les acteurs réels du TDK ne sont jamais figés et spécialisés en une posture, ils présentent souvent un tropisme pour une entrée favorite. De plus, les mêmes personnes jouent souvent les mêmes rôles avec le même type de partenaire, de sorte qu’ils aboutissent aux mêmes configurations relationnelles. Cynthia entre préférentiellement en relation avec Roxanne dans le registre du sauvetage. Cette répétition quasi compulsive engendre certaines gratifications, mais se fonde aussi sur certaines croyances fondamentales sur soi, sur les autres et sur la vie.

2) Quelques difficultés

Le TDK suscite un certain nombre d’objections. Relevons-en quelques-unes. Certaines concernent la nature des jeux – en général (1) ou en particulier, surtout le Persécuteur (2 et 3) et le Sauveteur (4) –, d’autres leur distinction – clarté (5), ordre (6), symétrie (7), exhaustivité (8) –.

  1. Le plus grand flou concerne le caractère volontaire ou non du rôle : nombre de présentations affirment le caractère intentionnel de l’attitude persécutrice ; d’autres soulignent que ce sont les attitudes Victimaires ou Sauveteuses qui contraignent presque totalement la personne à devenir Bourreau (et tel était le cas dans l’exemple ci-dessus).
  2. La meilleure manière de clarifier une notion est de la définir ; or, loin de fournir une définition, les développements consacrés au Bourreau offrent le plus souvent une description : de l’aspect physique [16], de paroles clés (une [17] ou plusieurs [18]), du comportement (un trait [19] ou plusieurs [20]). De fait, les présentations de ce jeu vont jusqu’à diverger.
  3. L’on identifie parfois le Persécuteur et l’Accusateur, sinon quant au nom, du moins quant à l’acte. Or, accuser, c’est se considérer non-responsable, donc se victimiser. Par conséquent, l’identification persécuteur-accusateur conduit à une fusion-confusion des deux pôles de Bourreau et de Victime.
  4. Si, habituellement, la nature du Sauveteur est clairement stabilisée, il arrive toutefois que règne un certain vague. Par exemple, sur un même site, sa définition peut hésiter entre l’effet (« Il essaie d’aider, mais n’est pas efficace, car son but inconscient est d’entretenir la Victime dans son rôle pour rester dans le sien et obtenir de la reconnaissance ») et l’essence même du Sauveteur (« Je suis Sauveteur quand j’aide quelqu’un qui n’a rien demandé ») [21].
  5. Une bonne définition devrait distinguer les rôles les uns des autres. Or, les traits du Persécuteur empruntent parfois à ceux de la Victime : « Un Bourreau : Critique et dévalorisant, blessant et cruel, menaçant voire violent, et surtout en overdose d’une frustration qu’il cherche à évacuer sur… une Victime innocente, bien sûr [22] ». Plus encore, les attitudes de la Victime et du Sauveteur font violence à l’autre et les rendent donc Persécuteur de l’autre. Ainsi, en cherchant à être Sauveteuse de sa fille, Cynthia fait intrusion et devient son Bourreau. Mais la difficulté à opérer une distinction adéquate entre ces postures ne devrait-elle pas inviter à interroger leur pertinence même ?
  6. L’ordre entre les trois rôles varie selon les exposés. Tantôt, le Persécuteur est présenté en première position [23] ; tantôt, au contraire, le « rôle principal » est tenu par la Victime [24], car il « apporte le plus de gratifications, de bénéfices secondaires et de reconnaissance [25] » ; enfin, la posture du Sauveteur est la plus valorisée socialement.
  7. Le TDK présente les trois pôles comme s’ils étaient symétriques. Or, si le Bourreau détruit systématiquement du lien, en revanche, il arrive que la Victime, elle, ne fasse que subir la violence de l’autre et donc ne soit en rien toxique pour la relation ; de même, il existe des Sauveteurs qui aident la Victime dans le plein respect de sa liberté, et donc ne pervertissent nullement le lien.
  8. Dans le TDK, Bourreau et Victime s’opposent comme celui qui commet la violence et celui qui la subit. Or, agir et subir, à l’instar du couple donner et recevoir, sont les deux contraires d’un même genre et ne connaissent pas d’intermédiaire. Le pôle Sauveteur semble donc étranger au triangle ou appelle un quatrième pôle qui en soit le symétrique.

 

Ces nombreuses objections peuvent impressionner. L’exposé y répondra progressivement. Quoi qu’il en soit, on peut déjà observer que le TDK est un concept véritablement opérationnel : on ne peut nier qu’il corresponde à une réalité d’observation quotidienne, qu’il permette de décrypter des scénarios extraordinairement répétitifs et coûteux, qu’il constitue l’un des jeux les plus souvent mis en scène sur cette planète. Or, dans le domaine pratique, une réussite constante signale souvent la valeur des principes qui la sous-tendent, même s’ils sont encore mal cernés [26]. L’enjeu n’est donc pas de remettre en question le triangle, mais d’en redéfinir plus précisément contour et contenu.

3) Réinterprétation

a) Point de départ

Le TDK fait partie des jeux guidant inconsciemment et involontairement les échanges entre les personnes, tels que l’analyse transactionnelle les a définis et individués. Mais qu’est-ce qui constitue le propre de son scénario ?

J’émettrai l’hypothèse suivante : le mal est la clé de lecture qui permet de rendre compte du TDK. Il en éclaire la logique interne et en résout les apories.

J’entends « mal » au sens le plus général du terme. Sa connotation est encore aujourd’hui si légaliste, si pénale ou si moralisante, qu’il pourrait être utile de revenir à la compréhension qu’en ont donnée les plus grands philosophes grecs (autant Socrate ou Platon qu’Aristote ou Plotin) et qui est passée chez les Pères de l’Église ainsi que chez les docteurs médiévaux. D’un mot, le mal est la privation d’un bien [27]. Or, le bien s’entend au sens ontologique, encore plus qu’éthique, de ce qui fait du bien, de l’intégrité de l’être. Autrement dit, est bon ce qui fait du bien, si l’on accepte de décloisonner, d’élargir la signification trop unilatéralement individualiste que le terme « bien » a prise aujourd’hui : pour un Ancien, le bien renvoie à notre nature qui est commune à tous les hommes. Comme le disait Aristote dans la phrase justement célèbre qui ouvre son Éthique à Nicomaque : « Tout art [au sens de technique] et toute investigation, et pareillement toute action et tout choix, tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le Bien est ce à quoi toutes choses tendent [28] ». Par conséquent, le mal est ce qui prive, détruit ou du moins altère l’intégrité de l’homme (mais aussi de la nature). Aujourd’hui, au terme trop connoté moralement de mal, l’on préfère celui de violence – ce qui est tout à fait acceptable à condition de lui accorder toute l’extension nécessaire [29].

Quoi qu’il en soit, comme le TDK rend compte des jeux entre personnes, donc de la relation à l’autre, le mal dont il traite touche à – voire corrompt – l’intégrité du lien. Ou bien, si on fait appel au registre sémantique de la violence, l’on dira que les différents rôles décrits par le triangle se mettent en place lorsqu’un homme fait violence à un autre homme.

b) Distinction des trois pôles

Voyons maintenant comment, à partir de ce point de vue, se dessinent les trois pôles du TDK. C’est ici qu’interviennent ce que j’estime être les deux grandes découvertes de Karpman.

La première d’entre elles est la tripolarité du TDK. De prime abord, les jeux concernant le mal convoquent deux types d’acteur : celui qui le commet (ou Bourreau), celui qui le subit (ou Victime). Mais le psychologue américain montre que cette description est insuffisante et qu’un troisième type de rôle se met constamment en place : ce que nous allons appeler le Sauveur.

Le Bourreau – ou Persécuteur – constitue l’attitude du sujet qui commet un mal à l’encontre d’un autre. Il est la source de ce préjudice. Précisons aussitôt un point essentiel. Pour pouvoir parler de Persécuteur, la violence commise doit être injuste, c’est-à-dire être irrespectueuse de l’autre ou sortir du cadre légal de la contrainte. Bien que l’hôtesse de l’air qui oblige à mettre une ceinture de sécurité au décollage ou à l’atterrissage limite l’usage de la liberté (et pas seulement celle du corps), elle agit dans un cadre légitime et au moins toléré par le passager. Voilà pourquoi on ne peut dire qu’elle soit un Bourreau. En revanche, elle le deviendrait si elle l’obligeait à garder cette ceinture après l’arrêt de l’appareil ou en plein vol alors qu’il n’y a pas de turbulences. Nous reviendrons sur cette question plus loin.

Or, à l’activité répond la passivité. Le mal n’est commis d’un côté par un agent que parce qu’il est subi de l’autre par un patient (du latin, patior, « je subis »). Au Bourreau correspond donc nécessairement une Victime. Ces deux rôles sont corrélatifs, car ils décrivent des comportements essentiellement relationnels qui s’appellent l’un l’autre : pas de Victime sans Bourreau ; et vice versa. La Victime se définit donc par le fait qu’elle subit la violence infligée par un Persécuteur.

Enfin, qui dit mal subi dit aussi présence d’un troisième type de comportement cherchant à le soulager, voire à lui porter remède. Et c’est ce rôle qu’adopte le Sauveur. En effet, le mal est par définition ce qui fait violence, ce qui n’est pas supportable. Celui qui en pâtit cherche donc à en être délivré. Mais l’observation de Karpman va, me semble-t-il, plus loin. Dans la dialectique de maîtrise et servitude que nous évoquerons plus loin, celui qui est asservi trouve en lui les ressources pour dépasser sa posture d’aliénation. Mais est-ce toujours le cas. Surtout, c’est manquer un fait majeur de l’expérience humaine : face à l’injustice, à la souffrance ou à la misère, des personnes se proposent d’elles-mêmes d’apporter de l’aide. Par exemple, la théorie de la résilience, popularisée en France par Boris Cyrulnik, a montré que les résilients trouvent sur leur chemin des « tuteurs » qui gratuitement prennent soin d’eux [30]. Ce constat en dit long non seulement sur la présence en l’homme qui, si faible soit-il, demeure bon (affectivement et effectivement) vis-à-vis de la souffrance d’autrui, mais aussi sur la forme que prend cette bonté : la serviabilité, qui est l’un des actes du don de soi [31]. N’est-ce pas l’une des significations du vers mystérieux de Hölderlin qui ne se limite pas à celle, théorique, popularisée par Heidegger [32] : « Mais où il y a danger, croît aussi le secours [33] » ?

Par conséquent, les trois pôles du triangle se distinguent selon les trois types de relation qu’il est possible d’adopter vis-à-vis du mal : le commettre, le subir ou le guérir. Il est désormais possible de proposer une définition claire des trois pôles du TDK :

– le Bourreau est le rôle de celui qui commet un mal injuste à l’égard d’autrui ;

– la Victime est le rôle de celui qui subit une violence injustifiée de la part d’un Bourreau ;

– le Sauveur est le rôle de celui qui porte secours à une Victime injustement agressée [34].

Reprenons ces jeux sous forme synoptique :

 

Les rôles dans le triangle de Karpman Bourreau ou Persécuteur Victime Sauveur
Définitions vis-à-vis du mal Attitude de celui qui fait le mal Attitude de celui qui subit le mal Attitude de celui qui soigne le mal

 

La distinction de ces trois postures est exhaustive : elles recouvrent sans reste, elles épuisent les différentes attitudes vis-à-vis de la violence. On peut le montrer en faisant appel au critère logique du bivium, c’est-à-dire de la distinction en deux membres opposés dont l’un exclut l’autre. Comme la division est tripartite, l’on doit convoquer deux distinctions qui s’emboîtent l’une dans l’autre. Le point de départ, ainsi qu’on le notait, est le mal, envisagé dans une perspective dynamique : le mal causé, puis ôté ; le mal causé présente lui-même deux pôles : actif et passif, commis ou subi. La tripartition peut donc être relue à partir de l’engrenage de ces deux divisions exhaustives :

 

Le mal causé Pôle actif Bourreau
Pôle passif Victime
Le mal ôté Sauveur

c) Dédoublement des pôles

Une difficulté ne peut manquer de surgir, reprenant d’ailleurs la septième objection énoncée ci-dessus selon laquelle les postures de Victime et de Sauveur sont non-violentes, alors que celle de Bourreau introduit un mal injuste. Ainsi, le film de Sydney Pollack, L’interprète (2005), met en scène un triangle non dramatique où, face au Bourreau qu’est un chef d’État africain, se rencontrent la Victime, Silvia Broome (Nicole Kidman) et le Sauveteur, l’agent fédéral Tobin Keller (Sean Penn), chargé de sa protection. Or, si le Bourreau s’avère effectivement responsable d’un génocide, Silvia n’adopte jamais la posture Victimaire, puisque, en devenant interprète à l’ONU, elle choisit « les mots et la compassion » comme alternative aux armes ; même lorsque ses certitudes vacillent face au tyran désarmé, elle ne cesse d’assumer ses responsabilités et consent à payer en quittant les Etats-Unis. De même, lorsqu’il la suspecte d’être impliquée dans la conspiration, Tobin n’entre pas dans la démarche pervertie de sauvetage. Voire, certaines situations sont créatrices de la fonction Bourreau en incitant fortement (mais jamais en obligeant) l’un des partenaires à adopter un comportement persécuteur. Nous avons ainsi observé que Cynthia induisait une telle attitude chez Roxanne ; voire, le seul parcours du dialogue suffit souvent à susciter chez le lecteur une colère contre cette mère intrusive.

À côté de la triangulation du mal, le TDK se fonde sur et modélise une autre observation, passionnante et inédite : la mise en jeu de la liberté, ce qui conduit à ce que j’appelle un dédoublement des pôles.

1’) Dédoublement du pôle Victime

L’expérience montre que la Victime n’a pas toujours l’innocence de l’Agneau de la fable, et peut elle-même devenir maléfique (au sens étymologique : « ce[lui] qui fait du mal »). Elle entre dans le cercle vicieux de la violence de deux manières.

Elle peut d’abord répondre au mal subi en commettant elle-même un mal. Il est bien entendu légitime que la Victime se défende ; c’est même un signe de mésestime de soi – voire d’autodestruction masochiste – que de se laisser piétiner par un agresseur sans réagir. Voire, en se défendant, en repoussant l’agresseur, la Victime peut avoir besoin d’employer la force. C’est par exemple souvent la seule manière de s’opposer à un viol. Pour autant, une telle attitude ne s’identifie pas nécessairement à de la violence. À partir de quel moment l’agressivité défensive devient-elle violence, autrement dit, quand la Victime se transforme-t-elle en Persécuteur ? Lorsque la réponse est démesurée vis-à-vis de l’agression : elle dépasse alors la défense et devient une attaque. Dans une scène du drame de Martin Scorcese, Casino (1995), Nicky Santoro (Joe Pesci) défend son ami d’enfance, Ace Rothstein (Robert de Niro), injustement agressé verbalement par un homme, dans un bar ; cependant, après avoir repoussé l’agresseur et l’avoir mis hors d’état de nuire, Nicky continue à le frapper avec une violence insoutenable : sa riposte est totalement démesurée. Il en est de même lorsque Roxanne insulte sa mère au lieu de se taire ou de détourner la conversation ou, idéalement, de passer en position « méta », afin d’interroger le besoin qui sous-tend sa demande lancinante. Qu’une fille élevée par une mère psychiquement aussi disgraciée puisse accéder à un tel recul est une autre question. Quoi qu’il en soit, on doit donc distinguer deux réactions de la Victime face au tort qu’elle subit : l’une qui est légitime et reste dans le cadre de l’attitude de la Victime et l’autre qui, dans son hubris (sa démesure), la fait sortir de son rôle et la transforme en Persécuteur. Là s’amorce le TDK initié par le Bourreau.

Toutefois, en devenant Bourreau, la Victime s’identifie à son agresseur ; il n’y a donc pas création d’un nouveau pôle. Dès lors, il n’y a pas triangle, ni même dipôle Victime-Bourreau. Il n’existe plus qu’un seul rôle se distribuant alternativement selon les deux protagonistes. Ce qu’il faut bien comprendre, et que Karpman a vu avec tant d’acuité, c’est que, devenue monopolaire, la relation s’appauvrit considérablement ou dégénère dans une escalade de violence, d’abord verbale puis, probablement, gestuelle, pour se terminer, dans le pire des scénarios, par la mise hors jeu physique, voire l’élimination d’un des protagonistes.

Or, le TDK révèle que la violence peut venir se lover au cœur même de l’attitude de la Victime – ainsi que du Sauveur, comme le montrera le paragraphe suivant – et en pervertir l’essence. La Victime fait violence lorsqu’elle profite du préjudice subi pour exiger d’autrui un secours qui lui serait dû. Son innocence affichée aurait comme pendant une universelle culpabilité : s’il ne veut pas redoubler le préjudice commis par le Bourreau, l’autre doit désormais endosser le costume du Sauveur ; il a contracté à son insu une dette à l’égard de l’innocent. En réalité, l’attitude de Victime se présente le plus souvent avec moins de radicalité : le sujet se contente de sommer son entourage de l’aider au nom, d’un côté de son incapacité à pouvoir se sortir seule de sa difficulté, et de l’autre des moyens (en temps, compétences, argent, etc.) dont disposent ceux qui sont censés la sauver. La violence naît donc de ce que la Victime se refuse à sa liberté et projette sur l’autre la responsabilité non pas du mal mais de sa solution.

Enfin, il n’est pas rare que la Victime se contente d’arborer sa souffrance sans en rien chercher d’issues et surtout en refusant systématiquement celles qui lui sont offertes. Il répète avec Gavroche la lamentation des plaintifs : « Je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire. Je suis tombé dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau ».

Nous le montrerons mieux plus loin en décrivant et en illustrant le tableau de cette plainte toxique. Quoi qu’il en soit, la violence est bien présente, même si elle se réduit ici à faire d’autrui le témoin impuissant de cette souffrance prétendument insoluble et de le saturer de lamentations répétitives.

La Victime peut donc se définir comme l’attitude de la personne qui impose – au lieu de proposer – à autrui d’être aidée, ou du moins d’être écoutée. Sa parole scénarique favorite : « Vois comme je souffre et il n’y a que toi qui puisses me secourir » occulte une double liberté : celle d’autrui dont on exige l’aide ; et d’abord la sienne propre comme acteur responsable de sa sortie de la souffrance.

Ce propos suscite de multiples objections. N’est-il pas normal d’aider autrui ? Plus encore, n’est-ce pas un devoir dans le cadre de certaines relations comme l’amitié et, a fortiori, le couple (« devoir de support mutuel ») ? Enfin, n’est-ce pas non plus une obligation d’empêcher quelqu’un de se faire du mal, par exemple de s’opposer à une personne qui se suicide (au point que le contraire, la non-assistance d’une personne en danger, est réprimée) ?

Il est impossible de répondre de manière complète à ces difficultés et, encore plus, d’entrer dans le détail de la casuistique qu’appellent les exemples. Je me contenterai de rappeler une règle éthique essentielle, d’où découleront quatre autres.

  1. Tout adulte présumé sain d’esprit est totalement responsable de son bonheur.
  2. Première conséquence : nul n’est cause du bonheur d’une personne adulte psychiquement saine.
  3. Deuxième conséquence : tout adulte présumé sain d’esprit est totalement responsable de son malheur.
  4. Troisième conséquence : nul ne peut intervenir pour empêcher l’adulte présumé sain d’esprit de se faire du mal – sauf si cet acte touche un tiers.
  5. Quatrième conséquence : le service, le soin rendu à autrui ne peut jamais s’imposer, il ne peut que se proposer.

La raison fondant ces lois est la distinction suivante. L’acte humain présente deux pôles : un objet vers lequel elle tend comme sa finalité, et une source qui lui permet de tendre vers cet objet, à savoir la liberté, qui est la capacité active à se déterminer [35]. Un acte n’est bon que si la finalité poursuivie est humanisante et que s’il est librement choisi. L’amour en offre l’exemple le plus patent : quoi de plus désirable que d’être aimé par quelqu’un ? Quoi de plus détestable que d’apprendre que cet acte est commandé ? Or, les résistances qui s’élèvent aux énoncés ci-dessus viennent d’une minimisation de la liberté ou, plus souvent, de sa subordination au bien (à l’objet) qui est en jeu. Ce principe est si important qu’il s’applique aussi à la pédagogie : interdire (énoncer la loi morale) ne doit jamais se confondre avec empêcher (entraver physiquement l’accomplissement de l’acte, pourtant si fréquent) ; la punition qui fait intervenir cette contrainte, pour légitime qu’elle soit [36], doit être retardée le plus possible, afin que le bien à choisir ou le mal à éviter soient choisis du fond du cœur.

L’Évangile qui, de tous les textes sacrés, est celui qui a le plus insisté sur le service de l’autre, au point d’en faire le premier signe de l’amour (cf. 1 Co 13,4) et l’un des critères obligés d’entrée dans le Royaume (cf. Mt 25,31-46), affirme de manière tout aussi pressante l’absolue nécessité de respecter la réponse de celui à qui l’aide aimante est proposée : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? », demande Jésus à l’aveugle Bartimée, malgré l’évidence de sa cécité (Mc 10,51). La figure parabolique la plus éloquente du Père ne court pas derrière son enfant prodigue pour le retenir, alors qu’il scrutera de loin à toute heure du jour son retour (cf. Lc 15,11-32). L’Esprit-Saint qui rend libre (cf. 2 Co 3,17) se joint respectueusement à notre esprit (cf. Rm 8,17), pour que nous soyons un seul esprit avec le Seigneur (cf. 1 Co 6,17), sans fusion ni confusion.

Le dernier exemple de l’article (7) illustrera combien une certaine manière de s’opposer au mal (ici deux tentatives de suicide, l’une lente, par ébriété, l’autre radicale, par défenestration) relève de l’attitude Sauveteuse, justement parce que l’ébauche d’autolyse relève du chantage caractéristique de l’attitude Victimaire et le pérennise.

2’) Dédoublement du pôle Sauveur

De prime abord, le Sauveur est indemne du soupçon d’un mal commis (le Bourreau) ou d’un mal subi (la Victime) qui serait récupéré et transformé en revendication. En réalité, il peut, lui aussi, entrer dans le processus maléfique. Nous avons vu que la Victime se métamorphosait en son contraire lorsqu’elle pesait sur la liberté d’autrui pour qu’il devienne son objet comblant (du moins vis-à-vis du soulagement du mal). Symétriquement, un Sauveteur fait violence lorsqu’il profite de la souffrance ou du besoin de la Victime (qu’il a une capacité singulière à détecter) pour apporter le remède à l’autre, que l’autre le veuille ou non. Sa parole scénarique favorite : « C’est pour ton bien » (d’ailleurs prononcée par Cynthia) occulte que c’est dans la liberté, ici de la Victime, de la personne en besoin, que réside son premier bien [37].

Le Sauveur peut donc se définir comme l’attitude de la personne qui impose – au lieu de proposer – à autrui son aide.

3’) Dédoublement du pôle Bourreau

Alors que la Victime et le Sauveur sont toujours valorisés, le Bourreau représente, tout au contraire, la figure honnie. De même que le TDK invite à sortir de l’attitude ingénue qui innocente spontanément les deux premiers rôles, de même conduit-il à convertir notre regard sur l’attitude prétendument exécrable et universellement condamnable du Bourreau. Redisons-le, le comportement de Cynthia pousse sa fille à l’agresser et donc à devenir Persécutrice.

  1. Le Bourreau présente d’abord un sens général ou générique : il désigne toute attitude qui commet le mal, qui fait violence à autrui. Selon ce premier sens, le Sauveur et la Victime se présentent comme des Bourreaux, ainsi que l’objectait la première difficulté. En effet, ils font irruption sans autorisation ni consentement sur le territoire de l’autre. Toutefois, cette violence se présente différemment : à l’état pur, si l’on peut dire, chez le Persécuteur ; mêlé à un état douloureux chez la Victime (à condition que sa souffrance ne soit pas fantasmée, donc inventée) ou à un désir généreux chez le Sauveur.
  2. Le Bourreau présente ensuite des sens particuliers ou circonscrits, selon les déclinaisons du mal commis au sein d’une relation entre des personnes. Ce mal peut être ou illégitime ou légitime.

Soit le mal est injuste, autrement dit fait violence. Reprenant la distinction faite ci-dessus entre l’objet et la source, entre finalité et liberté, cette agression se présente sous deux formes. Elle fait violence soit en son objet qui est mauvais, soit en sa modalité, parce qu’elle contraint (alors que l’objet, lui, peut être bon). Me moquer de quelqu’un, m’emporter (colère démesurée), faire une queue de poisson, me venger, sont des exemples du premier type de violence. Employer le chantage pour que son enfant rende service, prendre le bras de quelqu’un pour l’obliger à rester assis, parce que ce n’est pas à lui de se lever, sont des exemples du second type de violence.

Le Bourreau peut donc se définir comme l’attitude de la personne qui violente l’autre, le plus souvent en réponse à une agression.

Soit, dans certains cas, le mal est légitime. Le Bourreau se définit comme celui qui fait violence à la liberté de l’autre. Or, cette contrainte s’exerce parfois dans un cadre juste, soit que la personne ne soit pas encore capable d’exercer de manière totalement responsable sa liberté (l’enfant), soit qu’elle en suspende l’exercice par sa défaillance (le délinquant jugé tel par l’autorité légitime), soit qu’elle adhère de manière consciente et consentie à une loi qui contraint sa liberté (par exemple l’obéissance religieuse). Nous avons donné ci-dessus l’exemple d’une hôtesse de l’air commandant d’attacher sa ceinture. Ajoutons de manière non limitative : le parent qui force son enfant à prendre un médicament dont il n’aime pas le goût, un juge qui fait emprisonner un délinquant, un gendarme qui oblige un automobiliste à s’arrêter, contraignent la liberté mais dans un cadre défini par le droit.

À l’instar des deux premiers jeux, nous sommes donc conduits à dédoubler le rôle du Bourreau : celui qui commet une violence injuste et celui qui a le droit d’exercer une contrainte légitime, c’est-à-dire dans le cadre défini par la loi morale naturelle et la loi civile.

d) Six noms pour trois pôles

Le TDK emploie seulement trois termes (et, pour le Bourreau, des synonymes). Puisque le mot exprime l’idée qui elle-même tente de dire la réalité [38], ne serait-il pas souhaitable de faire appel à des termes différents pour distinguer les attitudes, violente et non-violente, de la Victime et du Sauveur ?

Il paraît un peu lourd d’user d’expressions comme « Victime authentique » et « Victime toxique », « Sauveur respectueux » et « Sauveur irrespectueux », « Bourreau juste » et « Bourreau injuste ». Je ferai trois propositions.

Ne pourrait-on pas d’abord profiter de la présence d’un flottement dans le vocabulaire français ? En effet, l’on parle indifféremment de Sauveur ou de Sauveteur ; or, quand il ne désigne pas une profession ou un diplôme, le second présente une nuance un peu plus péjorative.

Ensuite, ne peut-on créer de doublon de Victime à partir de l’épithète Victimaire ? S’il présente l’inconvénient de substantiver un adjectif, il bénéficie d’un grand avantage : son sens clairement négatif.

Enfin, je dois avouer mon embarras pour trouver deux termes distinguant les deux figures, juste et injuste, de Bourreau. Faute de mieux, je propose de désigner le second par le vocable de Punisseur, puisque la punition est un acte qui appartient aux compétences du juge. L’inconvénient de cette solution est de réduire le rôle du juste Bourreau.

Nous distinguons donc Victime (attitude non-violente) et Victimaire (attitude violente), Sauveur (attitude non-violente) et Sauveteur (attitude violente), Punisseur (violence juste) et Bourreau (violence injuste) [39]. Complétant les trois définitions exposées ci-dessus, les trois nouveaux pôles et rôles peuvent se définir ainsi :

– le Sauveteur est le rôle joué par celui qui veut apporter une aide sans prendre en compte la liberté de la Victime ;

– le Victimaire est le rôle joué par celui qui veut que l’autre lui apporte une aide sans prendre en compte la liberté de l’autre.

– le Bourreau (ou Persécuteur) est le rôle joué par celui qui fait violence à l’autre et donc le transforme en Victime.

Faisant appel à une représentation non plus narrative, mais visuelle, le tableau suivant présente en miroir les trois couples de postures, positives et négatives.

 

Le dédoublement du triangle de Karpman Attitude de celui qui fait le mal Attitude de celui qui subit le mal Attitude de celui qui soigne le mal
Pôle non-violent (juste) Punisseur Victime Sauveur
Pôle violent Bourreau Victimaire Sauveteur

e) La permutation

Il demeure une dernière question, celle de la dynamique, c’est-à-dire de la permutation des rôles. Les raisons psychologiques de cette circularité sont bien connues et ont été souvent étudiées : elles sont liées, en plein, aux gratifications multiples dues à ces postures et, en creux, à l’évitement d’assumer ses responsabilités et d’éprouver les souffrances, parfois très archaïques, qui ont conduit à adopter ces scénarios pourtant si onéreux.

Je ne ferai que deux remarques, s’inscrivant dans le prolongement de l’interprétation du TDK qui a été proposée ci-dessus.

La première porte sur l’ordre entre les rôles. Puisque le TDK traite des dysfonctionnements relationnels introduits par un mal injuste, il commence avec le Bourreau et continue avec les comportements du Victimaire et du Sauveteur qui entretiennent et même amplifient le processus de déshumanisation, d’aliénation. Il convient donc de hiérarchiser les trois pôles, ce qui répond, au moins partiellement, à la cinquième objection : chronologiquement et logiquement, la figure du Persécuteur est première.

La seconde concerne la raison d’être du TDK. Elle sera approfondie avec l’objection ci-dessous (f) au sujet de la liberté. Nous l’avons déjà évoqué ci-dessus à propos de l’introduction de la Victime à côté du Persécuteur : l’indéfinité, l’extension de la relation (l’on peut s’épuiser une vie entière à tourner entre les trois pôles), vient du potentiel de renouvellement (et de gratification) lié à la multiplication des postures et à leurs combinaisons. Une conséquence en est que la durée d’une relation violente est proportionnelle à la richesse de ses pôles. Les possibilités langagières s’accroît aussi, évitant le passage à l’acte, mais aussi la crise résolutoire qui vient de la prise de conscience. De ce point de vue, la présence d’un troisième rôle contribue beaucoup au potentiel de pérennisation de la relation.

Mais il faudra se rappeler la leçon de l’identification Victime-Bourreau : la violence est au fond sans durée, car elle ne peut engendrer de l’inédit et de l’histoire ; donc, même d’extension indéfinie, la durée de la violence mise en scène dans le TDK n’est que le masque d’une pauvreté qui se ramasse dans un point – qui est aussi un poing. Le triangle introduit donc dans ce que les Grecs appelaient l’« indéfini » (l’apéiron, étymologiquement « sans-limite ») et Hegel, le « mauvais infini ».

f) Objection relative à la centralité du mal

Ces explications suscitent des difficultés, portant sur chacun des deux concepts clés proposés pour expliquer le TDK, respectivement le mal et la liberté.

La première concerne le mal. Nous faisons du mal la clé herméneutique du TDK, la motivation centrale des rôles en connexion toxique. Or, l’homme n’agit jamais qu’en vue d’un bien, si narcissique soit-il : toute action vise une fin et le mal comme tel est privation, ainsi que le disait le paragraphe 3. Par conséquent, le triangle n’est pas adéquatement interprété à partir du mal.

Je répondrai qu’assurément, les différents acteurs du TDK sont mus par la recherche d’un bien. Plus encore, ils sont en quête de deux grands biens sinon les deux plus grands : du côté du Sauveteur, accomplir le bien – autrement dit aimer – ; du côté de la Victime, recevoir le bien – autrement dit être aimé [40]. Quant au Bourreau, il faut distinguer entre le Bourreau subi et le Bourreau voulu : il me semble que l’intention qui préside à l’agir du premier ne relève pas de l’amour, mais du besoin de respect ou de justice ; les motivations du second, en revanche, sont celles des manipulateurs, voire des pervers narcissiques, c’est-à-dire la recherche démesurée d’amour de soi conduisant à la dévoration totale de l’autre et de l’entourage. Il est d’ailleurs possible de tirer de cette brève analyse une conséquence sur la porte d’entrée plus probable dans le TDK : les besoins d’aimer et d’être aimé étant les plus radicaux, cette entrée se rencontrerait donc plus souvent chez les Victimaires et les Sauveteurs – à bénéfice de vérification par des études statistiques. Quoi qu’il en soit, les trois rôles sont donc habités par la quête du bien.

Mais ces biens sont apparents. En effet, la liberté est notre bien fondamental, celui sans lequel aucun acte bon proprement humain [41] ne peut être accompli. Or, chacun des trois rôles mutile l’un des acteurs de sa liberté : la sienne propre pour la Victime, l’autre protagoniste pour le Sauveteur, les deux pour le Bourreau (étant offusqué de la sienne, il confisque celle de l’autre). L’apparence des jeux décrits par le TDK dissimule une malice réelle. Comme le TDK a pour but de décrypter les mécanismes des interactions entre personnes, il est donc dénommé à partir du mal, c’est-à-dire du drame, et non des motivations bonnes avancées par les acteurs.

g) Objection relative à la centralité de la liberté

La deuxième difficulté porte sur l’autre pôle explicatif, la liberté. Les Lumières, traduisant une conviction présente à l’intime de chaque personne, ont souligné que l’homme est avant tout un être de liberté et que toute aliénation est un renoncement à notre humanité. Or, selon le TDK, le mécanisme fondamental du jeu Victimaire se concentre dans l’abandon de notre libre responsabilité. En termes concrets, comment l’homme, si épris d’autonomie, peut-il trouver quelque jouissance à céder sa liberté à autre que lui, à devenir ce que Sartre appelle un « salaud » ?

Cette objection – qui vaut principalement pour le pôle Victimaire, mais retentit sur les deux autres – introduit dans un mystère que la raison seule ne semble pas apte à éclairer. En effet, l’explication psychologique butte : quels que soient les bénéfices secondaires à se complaire dans la posture Victimaire ou les gratifications à subir le rôle de Bourreau, le sacrifice n’est-il tout de même pas disproportionné ?

  1. Une première explication ne réside-t-elle pas dans la fameuse dialectique du maître ou de l’esclave développée par le philosophe allemand Hegel [42]? À l’instar de celle-ci, le triangle se présente comme une clé de lecture des relations aussi bien interpersonnelles que sociales ; il ne décrit pas les individus mais les fonctions ou les figures (voilà pourquoi il est préférable de parler de dialectique de maîtrise et de servitude) ; il prend en compte la violence inhérente aux rapports humains – en l’occurrence l’aliénation en mode direct, sous mode de mal imposé (le Bourreau) ou indirect, sous couvert du bien dont est exigé l’accomplissement (le Victimaire) ou la réception (le Sauveteur) – ; enfin, et voici le point que nous souhaitions particulièrement souligner, il révèle, à côté de la reconnaissance qu’il est possible de tirer de la domination, la gratification qu’offre la confiscation de sa propre liberté. Le maître ne gagne pas d’abord parce qu’il est plus fort, mais parce qu’il est prêt à placer sa liberté au-dessus d’autres biens comme sa vie, alors que l’esclave tient le raisonnement de celui qui cède aux trois tentations, notamment à la seconde : « Ma sécurité, celle des miens est plus importante que le sacrifice de ma vie. Sauver ma vie, celle de mes proches vaut bien que j’abandonne ma liberté ». Ce faisant, il ignore qu’il perd ce qui fait la valeur, le sens et la dignité même de la vie [43]. C’est ce que révèlera le second moment de la dialectique. Le philosophe allemand offre donc une explication de cette paradoxale immolation de la liberté pour des biens ontologiquement subordonnés.

La dialectique hégélienne se déploie en deux temps : le premier, qui vient d’être rappelé, conduit à la victoire du maître sur celui qui préfère sa vie à la dignité de la liberté, le second au retournement, donc à la victoire de l’esclave sur son Bourreau, grâce à la fécondité du travail, lui-même créateur d’histoire et de socialisation. Or, autant l’aliénation de la liberté est d’une fréquence inquiétante, autant la libération du joug du maître est rare.. Tel est l’apport spécifique de l’analyse de Karpman. Le processus ne refuse pas la lecture des évolutions historiques, il explique pourquoi prévalent surtout les stériles compulsions de répétition. C’est donc par fidélité au réel que Karpman s’arrête au premier temps de la dialectique maîtrise-servitude. En revanche, en modélisant le second temps, Hegel offre une voie de sortie de la compulsion victimaire (mais non de l’attitude du Bourreau). Les deux descriptions, celle de Karpman et celle de Hegel, se complètent donc sans se contredire : le premier, adoptant la description des mécanismes psychologiques, conduit à la désespérance ; le second, épousant une visée réaliste mais aussi idéale, en sort. Cette interprétation conduit ainsi à distinguer deux plans – réel et idéal –, donc à montrer que l’homme est double – misérable et digne –, ce qu’il nous faut maintenant interroger [44].

  1. Une nouvelle strate herméneutique est celle que décrit la légende du Grand Inquisiteur [45]. D’un mot, rappelons que le récit inspiré d’Aliocha Karamazov est une relecture des trois tentations de Jésus au désert faite par l’Antichrist qu’est le Grand Inquisiteur. Or, dans cette réinterprétation, le cœur de la tentation n’est pas d’abord la révolte contre Dieu, mais contre l’homme, précisément sa liberté. En effet, chacune des tentations démoniaques propose à l’homme de troquer son libre-arbitre contre un bien prétendument plus important ou plus urgent, successivement : le pain, la paix, le pouvoir. Par exemple, pour succomber à la deuxième tentation, il suffit de préférer sa sécurité à sa liberté – ce qui est le contenu du slogan des Verts allemands « Mehr Rot als tot », dont l’anglais garde l’assonance : « Better Red than dead ». Nous retrouvons le même diagnostic que celui de Hegel, la typologie élargissante des motivations principales pour lesquelles l’être humain abandonne sa liberté chérie, ainsi que l’inspiration secrète, qui est la révolte démoniaque, en plus, et l’issue humaine hors de la tentation en moins.
  2. Sans faire appel à notre condition postlapsaire, Dostoïevski, par la voix d’Aliocha, et déjà, a minima, Hegel, décrivent, le premier dans la tentation et le second dans cette lutte à mort, un processus qui ne relève pas que de l’essence de l’homme, mais de son état marqué par la défaillance, d’un mot, par le péché originel. Seul l’homme affaibli (mais pas corrompu) par celui-ci, peut en arriver à ainsi considérer comme un bien d’abandonner sa liberté. En élaborant le projet des Pensées, Pascal décrivait ainsi le paradoxe caractéristique de la condition humaine : « Première partie : Misère de l’homme sans Dieu. Seconde partie : Félicité de l’homme avec Dieu [46]». Dans sa misère, l’homme en arrive à préférer telle gratification au bien suprême de sa liberté ; mais dans son aspiration au bonheur, il désire sortir de cette compulsion, sans en trouver en lui les forces. Ainsi s’expliquerait l’universalité du TDK : ce jeu est coextensif de l’humanité blessée par la chute. Plus encore, cette hypothèse éclairerait la fréquence de ce scénario. En effet, aussitôt après la faute, la toute première manière dont l’homme se défend consiste à entrer dans un jeu Victimaire, et même doublement. Adam s’innocente en accusant sa femme et Dieu qui la lui a donnée : « La femme que tu as mise auprès de moi, c’est elle qui m’a donné du fruit de l’arbre, et j’en ai mangé » (Gn 3,12). L’attitude de la femme ne rachète pas celle de l’homme, puisque, à son tour, elle se déresponsabilise en accusant le serpent : « C’est le serpent qui m’a séduite, et j’ai mangé » (Gn 3,13). Plus tard, après avoir assassiné Abel, Caïn fera de même en rétorquant à Dieu : « Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4,9). Le triangle serait donc un indice très vraisemblable du péché originel et celui-ci, en retour, en éclaire le paradoxe, l’extension et la fréquence.

h) Conclusion

Revenons d’abord sur les deux originalités de l’observation si fine qu’offre Karpman des relations humaines, à savoir la triangulation induite par le mal et la place centrale de la liberté, afin de souligner un dernier constat. Le plus souvent, le TDK décrit des relations quotidiennes où, de prime abord, l’enjeu est bon car il y circule des échanges de biens et de services : Victime et Sauveur se distinguent comme recevoir et donner. Mais il en révèle la violence cachée, violence qui naît de la dissociation entre le bien qui est poursuivi et la liberté qui, elle, n’est pas respectée : jamais dans le cas du Victimaire et du Sauveteur ; très fréquemment dans le cas du Bourreau (il s’agit de la deuxième forme de Bourreau injuste distinguée ci-dessus, celle qui porte non sur l’objet, mais sur l’acte qui n’est pas libre). J’ajoute, à la lumière de ce dernier développement, une question qui, pour être résolue, requerrait une recherche spécifique. Je me demande si le Bourreau que met en scène le TDK ne se caractérise pas par ce trait : faire du mal non pas ouvertement, mais en camouflant le mal commis, à autrui (par la manipulation), mais aussi le plus souvent à lui-même (par l’autojustification). Il rentrerait ainsi dans le cadre de ce que Hannah Arendt appelait, non sans provocation, la banalité du mal [47].

4) Critères diagnostiques

Les définitions des trois pôles, tout en étant précises, demeurent générales. Il est utile de les incarner en en proposant une description. Les traits sont autant de signes qui permettent d’opérer un discernement.

a) Le Bourreau

Le tableau suivant synthétise le diagnostic différentiel entre le Bourreau, par définition injuste, et sa figure juste que, faute de mieux, nous avons appelée Punisseur. La réponse à la première objection (posée au début) offrira un autre tableau qui permettra de les deux formes, volontaire et partiellement involontaire, du Bourreau.

 

  Le Bourreau Le Punisseur 
L’objet Exerce une violence illégitime Exerce une contrainte légitime
La source Agit hors la loi, morale et positive (énoncée par l’autorité compétente) Agit en conformité avec la loi et investi par une autorité légalement reconnue
Le but Cherche son propre bien, voire le pouvoir Cherche le bien de l’autre (comme la peine médicinale), du groupe et de la société
La liberté Agit souvent contraint (partiellement) par une situation elle-même violente Est responsable de la contrainte qu’il impose
La relation à l’autre Dans sa violence cherche parfois la destruction de l’autre Dans sa violence ne cherche jamais la destruction de l’autre
La limite Agit avec une violence parfois infinie Agit avec une violence toujours limitée
L’affectivité Agit souvent avec une colère démesurée, voire amertume et haine Agit avec une colère mesurée
Effets Fait entrer dans le TDK Ne fait pas entrer dans le TDK

 

On peut illustrer le personnage du Bourreau à partir d’une pièce de théâtre éponyme devenue film qui présente une haute densité de scènes illustrant le TDK : Le prénom [48]. Vincent, la quarantaine triomphante, est invité à dîner chez sa sœur Élisabeth mariée à Pierre ; il y retrouve Claude, un ami d’enfance. En attendant l’arrivée d’Anna, sa jeune épouse, il leur apprend qu’ils attendent un enfant. On le presse de questions, notamment sur le prénom qu’ils ont choisis pour l’enfant à naître. Lorsque Vincent le révèle (ce qui s’avèrera finalement être un canular de très mauvais goût), la petite assemblée est écrasée. Pierre, notamment, réagit avec violence. Dans la scène qui suit, nous le retrouvons encore sous le choc. Sa femme qui fait de nombreux allers et retours arrive de la cuisine

 

Pour analyser cette brève scène [49], nous ferons appel à la méthode de retranscription utilisée ci-dessus en trois colonnes..

 

Dialogue Posture dans le TDK Commentaire
Élisabeth, interrogative. – Mais de quoi il [Vincent] parle ? Aucune Extérieure à tout l’échange précédent, elle est en position neutre. Pas pour longtemps…
Pierre, hurlant, en colère. – Écoute, Babou, il fallait être là. Merde ! Bourreau Cette accusation, de surcroît injuste, est une parole de Bourreau qui ne peut que mettre le feu aux poudres. Assurément, Pierre a des excuses : une nouvelle fois, Vincent l’a mis en boîte et a employé ses propres arguments pour démontrer qu’il avait raison ou du moins des raisons d’avoir choisi le prénom d’Hitler pour son fils. La colère accumulée contre Vincent qui ne cesse de le ridiculiser et amplifiée par l’impossibilité de le faire changer d’avis (n’oublions pas que Vincent est ce brillant normalien dont l’amphithéâtre est pendu à ses lèvres), se retourne contre la première personne venue, selon le processus bien connu du bouc-émissaire.
Élisabeth. – Excuse-moi de m’occuper du dîner ! Bourreau D’emblée, sa femme se pose en Victimaire dans cette formule en double bind, donc violente comme toute parole Victimaire. Elle entre à fond dans le jeu du Bourreau.
Pierre. – Non, ce n’est pas ça ! Mais tu t’en vas toutes les deux minutes ! Bourreau Pierre s’est soudain adouci ; pour autant, il ne change pas de posture : il s’essaie encore au Bourreau en accusant, là encore, injustement.
Élisabeth. – Alors, je fais les courses, je m’occupe des enfants, du linge, de la bouffe. Et voilà que j’ai le malheur de poser une question et je me fais envoyer sur les roses ! Victimaire La femme poursuit en position Victimaire. C’est ce qui apparaît clairement dans la première phrase : au lieu d’en rester aux faits qui sont l’occasion de la dispute, Élisabeth généralise ; de plus, elle ne cherche nullement à être aidée, mais veut seulement être plainte. Enfin, la deuxième phrase révèle le côté Bourreau présent dans toute victimisation : la colère n’est plus voilée ; en outre, le contenu de la phrase montre qu’elle a l’habitude de se positionner en Sauveteuse, ce que nous verrons mieux plus loin.
Pierre. – Ce n’est pas ce que je voulais dire. Soudain Pierre sort du jeu de Bourreau, dans le contenu de la phrase comme dans le ton. En effet, il quitte l’attaque, constante et typique du Persécuteur, pour entrer en posture défensive. Il a la possibilité de sortir du TDK ou de continuer en Victime ou Sauveteur. Que va-t-il se passer ?
Élisabeth. – Mais c’est ce que tu as dit. Bourreau En répondant sèchement, sans excuse, sans noter le changement, elle prend la position dominatrice et devient Bourreau. Va-t-elle le rester ?
Pierre. – Attends, attends ! Reste avec nous. Cela nous fait plaisir que tu sois là avec nous. Sauveteur Pierre choisit la posture de Sauveteur. Apparemment, c’est une honnête proposition d’aide, une manière de sortir du conflit. En réalité, il secourt son épouse alors que celle-ci ne demande rien. De plus, une expression doit attirer l’attention et vient complexifier l’attitude de Pierre : « Attends ». Cette interjection signifie toujours un problème dans la communication et un problème relatif au temps passé. C’est comme si la personne disait : « Ce qui vient de se passer s’est déroulé trop vite pour moi, je n’ai pas pu exprimer ce que je voulais, j’aimerais que l’on puisse revenir en arrière ». Il demeure que ce besoin d’être écouté, le refus de ce qui vient d’être dit ou de se jouer, n’est pas explicitement formulé. La personne n’exprime pas son désaccord, ni ne formule son désir précis de mettre à plat. Par conséquent, en lançant cet « Attends », a fortiori si de manière redoublée, Pierre se positionne implicitement en Victimaire.
Élisabeth, d’un ton sans réplique. – Et moi, cela me fait plaisir de servir chaud. Victimaire Elle est toujours Victimaire, mais en accentuant nettement l’aspect Bourreau. Plusieurs signes l’attestent : elle domine par les mots, en jouant sur ceux-ci ; elle jouit d’avoir le dernier mot; elle quitte la pièce pour que seule demeure la plainte, et que soit bâillonnée toute réplique et interdite toute communication. La fuite est l’une des attitudes les plus coûteuses dans la relation. Apparemment non-violente, puisqu’elle s’oppose à l’affrontement (fight or flight), elle est en réalité passivement violente, puisqu’elle interdit à l’autre toute défense et rompt le lien qui est le bien précieux entre deux personnes, plus encore, au sein d’un couple. Elle s’identifie donc à une attaque voilée sous la forme contraire du retrait.
Pierre, l’interpellant, éperdu. – Mais, Babou ! Victimaire Il se positionne implicitement en Victimaire en n’exprimant pas son désir de lien et en se mettant en position de dominé.
Sautons le bref échange entre Pierre et Claude le « tromboniste », afin de retrouver le couple dans la cuisine.
Pierre, s’approchant par derrière. – Pardon, pardon, c’est à cause de ton frère. Victimaire De prime abord, Pierre n’adopte-t-il pas une attitude juste ? En effet, il montre qu’il tient au lien en venant dans la cuisine qui est le domaine de sa femme ; de plus, il s’approche humblement, alors qu’Élisabeth lui tourne ostensiblement le dos ; enfin, il demande pardon. En réalité, Pierre affirme clairement sa position Victimaire en accusant Vincent. Certes, celui-ci joue un rôle central dans la tension présente au sein de cette soirée. Toutefois, Pierre est totalement responsable de son attitude et, si en colère soit-il contre son beau-frère, il n’est pas juste de le faire payer à celle qui n’y est pour rien. De plus, compte tenu de leur histoire commune et ce qu’il sait de ses scénarios, Pierre devrait savoir qu’il est imprudent de s’aventurer dans ce lieu du pouvoir de son épouse qu’est la cuisine.
Élisabeth, le repoussant, sans se retourner. – Allez, dégage, tu m’emmerdes, va t’en ! Bourreau La violence du contenu et de la parole suffit à montrer qu’Élisabeth continue à jouer au Bourreau. Trois mots montrent combien elle se refuse à rétablir la communion, ce qui constitue, répétons-le, l’attitude la plus violente pour le couple en général et pour celui d’Élisabeth et de Pierre en particulier, car ce dernier a un très grand besoin de la présence de sa femme. En « bon » Bourreau, Élisabeth sait comment faire souffrir son époux et appuie là où cela fait le plus mal. Certes, elle est en souffrance ; mais qu’elle souffre ne justifie pas qu’elle fasse souffrir.
Pierre, s’approchant, toujours par derrière, et lui faisant des chatouilles. – Babou ! Sauveteur Maintenant, il a endossé le costume du Sauveteur. Il cherche à sauver la relation contre le gré d’Élisabeth Pour cela, il fait appel au langage qui parle à son épouse : il sait que le verbal ne sert plus à rien et fait appel surtout au non-verbal (d’où la place croissante de la musique), aux petits gestes d’affection dont on devine qu’ils parlent à sa femme. Ce pourrait être une juste attitude d’aide si cela correspondait au désir et au besoin de son épouse ; si celle-ci y était disposée ; si, surtout, il était centré sur elle par amour et non pas sur son seul besoin égoïste. En effet, quels bénéfices secondaires Pierre trouve-t-il à cela ? Que sa femme s’occupe de tout à la maison, prenne tout en charge au plan matériel, lui permet d’être tout à ses activités intellectuelles, à ses recherches et à ses colloques sur le jeune Montaigne.
Élisabeth, moins durement. – Non, ouste, va t’en ! Bourreau Elle est toujours Bourreau, mais moins : le ton colérique diminue ; les mots durs aussi ; elle se retourne en partie. Élisabeth ne peut demeurer dans une posture qui ne lui est pas habituelle, elle qui aime tant jouer à la Sauveteuse.
Pierre, après être demeuré un instant les bras ballants, citant la « Chanson du fol » et chantant sur la fin. – « La dona de sourire, de sourire et de dire : ‘Oh, petit fou !… » Sauveteur En effet, à la réplique de Babou, l’on comprend qu’il convoque un poème de Mallarmé, qui fait fondre sa femme dont on se souvient qu’elle est professeur de lettres ayant épouse un professeur de lettres. Mais, ce faisant, il contourne l’obstacle, il ne l’affronte pas, il ne nomme pas la souffrance et donc ne la reconnaît pas. Il ne dit pas à sa femme ce qu’elle attend secrètement (par exemple : « Merci pour tous les services que tu rends ») et ainsi ne nourrit pas son immense besoin de reconnaissance. Engendrant de la violence, son attitude est donc manipulatrice : elle est celle d’un Sauveteur, non d’un Sauveur.
Élisabeth. – Non, Pierre, pas Mallarmé, ce n’est pas du jeu. Bourreau Ici, la réplique d’Élisabeth est partiellement juste : elle ose se retourner vers lui pour l’affronter et dit clairement qu’elle se sait manipulée (« Ce n’est pas du jeu »). Ce faisant, elle renoue le lien et le fonde sur la vérité. Toutefois, elle ne nomme que la responsabilité de son mari et non la sienne (par exemple, sa colère démesurée, l’appel à des événements qui n’ont rien à voir avec la dispute, son accusation, etc.). Elle poursuit donc dans le registre, lui aussi manipulateur, de la plainte Victimaire dont elle tire tant d’avantages.
Pierre s’avance amoureusement et Élisabeth achève de se tourner complètement vers lui. Pseudo-sortie du TDK Maintenant, la violence est suffisamment tombée pour que le lien chaotique qui est celui du couple puisse se renouer temporairement : bien qu’imparfaite, la configuration Victime-Sauveteur cumule les gratifications que tirent les protagonistes de leur circulation au sein du TDK. Chacun est arrivé à ses fins en jouant son ou plutôt ses rôles, et surtout sans avoir à en sortir.

 

Ainsi, en moins d’une minute, nous avons assisté à une riche illustration du scénario du Bourreau, chez chacun des deux acteurs. Nous avons aussi pu voir la circulation des jeux : la transformation du Bourreau en Sauveteur du côté de Pierre ; celle du Bourreau en Victime du côté d’Élisabeth.

b) La Victime

La Victime se caractérise par une plainte adaptée, le Victimaire par une plainte toxique ou lamentation [50].

 

  Le Victimaire La Victime
La liberté Plaide toujours non coupable Assume ses responsabilités
Le but Est tourné sur lui-même, auto-entretient sa plainte et ne veut surtout pas de remède Est en recherche d’une solution
La relation à la réalité objective Généralisante, sa plainte n’est pas adéquate au réel Circonscrite, sa plainte est fondée sur un fait donné
La relation à l’autre Accuse toujours l’autre (telle personne, telle institution) Fait la part des choses entre ses responsabilités et celles de l’autre
La limite Vit dans une plainte habituelle, persistante, voire infinie Vit dans une plainte ponctuelle, limitée par le remède
La répétition A peine a-t-il épuisé une écoute compatissante, qu’il en recherche une autre Ignore la répétition
Relation avec l’écoutant Ne prend pas en compte la disponibilité de l’interlocuteur Prend en compte la disponibilité de l’interlocuteur
Le climat affectif Vit dans un climat pessimiste et désespéré ; sa noirceur est contagieuse Vit dans un climat parfois triste, mais traversé par l’espoir (d’une sortie), donc dynamisant
L’effet de l’aide N’est que très temporairement soulagé d’être écouté ou aidé Est consolée d’être écoutée et motivée par une solution ; est reconnaissante pour l’aide

 

Illustrons les différents symptômes de la posture victimale à partir d’une scène tirée de la comédie américaine Bruce tout-puissant [51]. Bruce Nolan (Jim Carrey) se dispute avec sa petite amie, Grace Connelly (Jennifer Aniston) [52]. De prime abord justifiée (Bruce vient d’être attaqué par des voyous et présente quelques contusions), la colère de Bruce apparaît de plus en plus comme le révélateur d’un Victimaire professionnel.

  1. La plainte est persistante. Un simple extrait ne permet bien sûr pas de le montrer. Voire, on peut croire que l’incident invoqué par Bruce en est la cause. Mais l’absence de réaction de Grace fait craindre que son ami soit coutumier du fait.
  2. La plainte est dramatisante. Voyant Sam, le chien, uriner dans l’appartement, Bruce s’écrie : « Viens donc pisser ailleurs, sur moi par exemple ! »
  3. La plainte est généralisante. Grace reconnaît avec compassion les contusions dont souffre Bruce. : « Oh, grâce à Dieu, tu n’as rien ». Mais Bruce, loin de s’apaiser à cette authentique réaction amoureuse, fait monter sa plainte en l’élargissant : « Oui, c’est ça, Dieu, il fait pleuvoir ses bienfaits célestes sur moi. Oh, m…, ce n’est pas de la pluie ! » Plus tard, on l’entend gémir : « J’ai tout perdu, je n’ai rien retrouvé », employant des termes globalisants comme « tout » et « rien » ; ce faisant il nie ce qu’il n’a effectivement pas perdu, comme la présence de Grace qui l’écoute avec amitié. Plus tard, la jeune femme nomme à nouveau ce qui va bien et relativise ainsi cet ouragan négativiste : « Chéri, je sais que tu as de la peine, je te comprends à 200 %. Evan n’est qu’un salopard, un faux derche. Mais ça aurait pu finir tellement plus mal. Au moins tu vas bien », ajoutant à sa parole compatissante un doux geste de rapprochement (notons en passant, pour y revenir plus loin, que cette réplique emprunte au jeu du Sauveteur). Mais Bruce la repousse sans ménagement et répond avec violence : « Je vais bien ? Dernière minute : je ne vais pas bien du tout », et il se lance dans une lamentation totalisante : « Comment j’irais bien avec ce boulot minable ? Comment j’irais bien avec cet appartement minable ? Comment j’irais bien avec cette vie minable ? »

La lamentation n’englobe pas seulement le présent, elle inclut aussi tout le reste de la vie. Tous y passent. Depuis Dieu (« Dieu est un mioche cruel assis avec une loupe sur une fourmilière, et je suis la fourmi. Il pourrait me sauver la vie en moins de cinq minutes, s’il le voulait. Mais il préfère me brûler les antennes et me regarder hurler à la mort »), jusqu’au chien, sur lequel il se venge, en passant par son collègue, Evan, mais aussi « sa vie minable ».

  1. Cette doléance ne recule pas devant la contradiction. Autrement dit, il fait appel au double bind dont on a vu qu’il caractérise la manipulation. En effet, à la remarque ci-dessus, Grace répond en s’impliquant : « C’est vraiment tout ce que tu penses de notre vie, tu penses qu’elle est minable ? – Je t’en prie, je ne parlais pas de toi ».
  2. L’attitude plaintive est non-réfutable, au sens que Karl Popper a donné à ce nom [53]. Lorsque Grace lui explique, ce qui est une évidence, que son échec n’est pas d’abord dû à Dieu mais à des causes humaines : « Tu sais très bien que les choses n’arrivent jamais sans raison », Bruce n’écoute pas et refuse : « Alors ça, ça sert à rien. Ça, c’est un cliché. Ça ne m’aide absolument pas ». Quand, enfin, Grace lui montre, avec évidence, qu’il ne parle que de lui (« De toute façon, tu ne parles que de toi ! »), il retourne la situation à son avantage : « Magnifique, c’est la pire journée de toute ma vie, et il faut encore que je plaide coupable ».
  3. La plainte ne prend pas en compte la disponibilité de l’interlocuteur. Bruce va épuiser Grace par ses jérémiades. Il ne sait même pas reconnaître sa patience et sa compassion. Il ne sait pas non plus entendre son exaspération. En effet, à Grace qui lui demande d’arrêter : « Ça suffit, y en a marre. Tu ne peux pas arrêter de jouer les martyrs ? », il répond, se contentant de jouer sur les mots : « Je n’ai jamais dit que je suis un martyre, je suis une Victime ! »
  4. La plainte n’est pas soulagée d’être écoutée. Bruce refuse toute compassion ; comme un grand adolescent irresponsable, il se grise de sa colère. Alors que Grace essaie de l’écouter, reformule : « Ah, je vois : Dieu t’en veut personnellement. C’est ça ce que tu veux dire ? », Bruce nie, aggrave : « Non, il a l’air déterminé à m’ignorer. Il est trop occupé à donner à Evan tout ce qu’il souhaite ».
  5. S’identifiant à sa plainte, Bruce ne cherche aucune solution. Il repousse toutes les aides et les paroles de compassion que Grace lui prodigue et auto-entretient ses lamentations avec une rare créativité. De plus, lorsqu’il sent qu’il va être coincé, mis face à ses responsabilités, Bruce s’enfuit au lieu d’affronter. Il va ainsi pouvoir continuer à se plaindre, seul, sans vis-à-vis qui lui réponde, transformant le monde (personnes, animaux, choses) et Dieu même en ennemis.
  6. Enfin, cette plainte est narcissique : elle congédie toute altérité. En effet, centré sur sa souffrance, Bruce est totalement inattentif à celle grandissante de Grace, voire la dénie. Lorsqu’elle lui demande en larmes : « C’est vraiment tout ce que tu penses de notre vie, tu penses qu’elle est minable ? », il se justifie au lieu de chercher à la consoler (littéralement : la sortir de sa solitude) : « Je t’en prie, je ne parlais pas de toi ». Au terme de la scène, il la laisse dans sa tristesse, pour continuer à hurler contre Dieu.
  7. Bref, le geignement de Bruce est typique d’une attitude victimaire, et d’une attitude victimaire particulièrement toxique : universalisante, poussant Grace, excédée, à adopter une attitude Sauveteuse, puis Persécutrice, saturant tout l’espace et la totalité de la parole, enfin, totalement égocentré. « Heureusement que tu ne parlais pas de moi, tu parlais de toi. De toute façon, tu ne parles que de toi ! ». Habituel, un tel comportement, répétons-le, inviterait à soupçonner qu’elle émane d’un pervers narcissique.

On s’étonnera peut-être que je fasse appel à un film de détente. En réalité, les trois rôles du TDK ne sont pas seulement illustrés dans les films justement qualifiés de dramatiques, mais constituent un réservoir inépuisable de personnages de films comiques [54]. Ainsi les duo-duels Louis de Funès – André Bourvil dans les comédies de Gérard Oury (Le Corniaud, La grande vadrouille, etc.) illustrent le dipôle Bourreau-Victime. Les comédies de Francis Veber mettent en scène avec prédilection le Sauveteur incarné par François Pignon (ou Quentin de Montargis), ravi au grand cœur qui cherche constamment à aider l’autre, qu’il le veuille ou non (Le dîner de cons, Le placard, Tais-toi !, etc.). En effet, nous rions de ce dont nous ne pleurons pas. Les véritables personnages comiques sont des types qui transgressent toujours les normes : que l’on songe aux grandes pièces comiques de Molière [55].

c) Le Sauveteur

Un dernier tableau synoptique permet de comparer les signes caractéristiques du Sauveteur qui impose son aide (donc fait violence) et ceux du Sauveur qui la propose [56].

 

  Le Sauveteur Le Sauveur
La liberté Ne respecte pas la liberté de la Victime : en prend soin qu’elle le veuille ou non Respecte l’autonomie de la Victime, donc attend la demande
Relation à la décision contraire Ne se sent pas libre de ne pas rendre service, si la Victime a besoin Se sent libre de ne pas rendre service, même si la Victime a besoin
Le temps immédiat Anticipe la demande d’aide Attend la demande d’aide
Le temps à long terme Un jour, enverra la facture et donc se transformera en Victime Ne met pas l’autre en dette, car son acte est gratuit
Le but Malgré l’apparence, est narcissique (sa motivation est la gratification liée à l’image du Bon Samaritain) Recherche de manière désintéressée le bien de l’autre
L’estime de soi Existe principalement pour l’autre et peu pour soi Est doué d’une réelle autonomie

 

 

Dans l’exemple de sortie du TDK qui sera proposé au terme de l’article, nous nous centrerons sur le jeu d’une personne Sauveteuse (son enfermement, puis son issue). Nous renvoyons donc à cette illustration.

5) Autres formes du TDK

Jusqu’ici nous avons parlé des relations interpersonnelles. De fait, c’est dans ce cadre que cette triade violente se déploie de la manière la plus patente ; c’est aussi dans ce type d’échanges qu’elle fut étudiée. Toutefois, il est possible d’étendre le TDK, en quelque sorte en amont, au plan personnel et, en quelque sorte en aval, au plan communautaire ou social. Voire, il n’est pas absurde de l’appliquer aux relations de l’homme à d’autres êtres, voire à Dieu même.

a) Une forme personnelle

L’on pourrait se demander s’il ne faudrait pas ajouter un pôle à l’interaction systémique décrite par Karpman. En effet, l’expérience montre que l’une des sorties perverses de cette relation est la culpabilité. En effet, lorsque le sujet reconnaît que l’autre n’est pas responsable du mal, a épuisé ses justifications, il n’est pas rare qu’il se retourne contre lui-même et s’accuse. Or, cette auto-accusation qu’est la culpabilité peut être tout aussi démesurée que l’accusation persécutrice de l’autre. Le persécuteur devient alors de lui-même le vampire, selon la formule de Baudelaire [57]. La fin de L’associé du diable [58] met en scène avec brio ce passage toxique : dans un premier temps, Kevin Lomax (Keanu Reeves) accuse violemment John Milton (Al Pacino) de tous ses malheurs ; avec une impressionnante détermination, celui-ci réfute tous les arguments, un par un ; acculé à regarder la vérité sur lui, Lomax s’effondre soudain et s’accuse pitoyablement avec la même inconditionnalité qu’il accusait Milton (« C’est vrai, tout est de ma faute. J’ai abandonné ») [59].

Cette difficulté se propose donc d’ajouter encore un nouveau pôle/rôle au système de Karman : le Coupable. Précisons d’abord que l’attitude du Coupable est à distinguer de l’attitude Victimaire ou plutôt du passage de l’accusation à la plainte Victimaire. En effet, la Victime passe du mal subi par l’autre (« Tu m’as fait mal, donc je t’accuse ») au mal subi par soi (« J’ai mal, donc je me plains). Dans les deux cas, nous sommes dans le cadre du mal [subi, involontaire. Or, dans la culpabilité, nous entrons dans le cadre du mal commis et, au moins du point de vue du Coupable (celui qui, subjectivement, s’estime coupable), commis de manière intentionnelle. Dans la scène décrite ci-dessus, Lomax s’accuse en vérité et justesse, sans se justifier ni s’effondrer ; en revanche, en le manipulant… diaboliquement, Milton (qui est l’incarnation de Satan) l’excuse et le fait entrer dans une attitude Victimaire, trouvant en Dieu le Bourreau tout désigné qui est le responsable indifférent de tous les maux qui l’accablent.

Venons-en au cœur de l’objection. En fait, la culpabilité intériorise la distinction Coupable-Victime : le moi se clive entre un moi accusateur et un moi accusé convoqué à la barre. Le TDK décrit donc les relations non plus entre des personnes différentes, mais au sein d’un même sujet. De ce fait, il n’est pas nécessaire de prendre en compte un nouveau pôle que serait la culpabilité [60]. On objectera que le pôle Sauveteur manque. En réalité, il est aussi intériorisé, par exemple dans les gratifications, parfois compulsives, que la personne culpabilisée emploie pour compenser son auto-destruction.

b) Une forme communautaire

La portée du TDK n’est pas seulement interpersonnelle ou intrapersonnelle, elle est aussi sociale, elle peut s’étendre à la conscience d’un groupe, d’une nation entière, voire plus largement encore.

Un coopérant français en Haïti me rapportait la scène suivante qui s’était déroulée dans un quartier de Port-au-Prince. Un pneu de sa voiture crève sur la route. Aussitôt, un Haïtien présent sur le côté de la route propose son aide. Le Français décline poliment cette offre, lui expliquant qu’il connaît bien la voiture et qu’il a l’habitude de changer de roue. Le Haïtien se met alors en colère et commence à l’invectiver : « Ah, vous êtes bien tous les mêmes, vous les Français ! Quand on vous propose de vous aider, vous refusez, ainsi vous ne versez plus un euro pour nous aider. Les Américains, eux, sont bien différents ; eux au moins, ils aident notre pays ».

Il est toujours périlleux de généraliser indûment à partir d’un exemple, même si celui-ci me fut confirmé par d’autres propos, des lectures ou des confidences d’autochtones. Quoi qu’il en soit, la parole épouse le schéma triangulaire de Karpman, étendu à la largeur de plusieurs nations, en l’occurrence : le Victimaire qu’est Haïti ; le Bourreau qu’est la France ; le Sauveteur que sont les États-Unis.

Pour étayer cette hypothèse d’une extension du TDK à des groupes ethniques, des pays, voire à notre monde globalisé, il faudrait faire appel à des concepts sociologiques en vogue comme ceux d’identité collective et d’imaginaire social [61], ainsi qu’introduire une lecture anthropologique de la mondialisation [62]. Relevons seulement l’importance de cette thématique aujourd’hui. Nous nous limiterons au seul jeu du Victimaire [63]. L’un des mérites de l’œuvre de Pascal Bruckner est d’avoir dénoncé l’omniprésence onéreuse de l’attitude victimaire au plan national et international : il a pose ce diagnostic de désamour de soi avec acribie il y a plus d’un quart de siècle, à propos de la relation de la France à son passé colonial [64] ; il l’a ensuite élargi à toute l’Europe occidentale [65]. Il affine encore ce jugement dans un livre sur ce qu’il appelle de manière suggestive « le masochisme occidental » [66]. D’autres auteurs, comme l’anthropologue René Girard [67], le psychanalyste Jacques Arènes [68], le magistrat, enseignant et chercheur, Denis Salas [69], ont montré que la figure Victimaire tend à se généraliser aujourd’hui. Finissons par une remarque de Jacques Gaillard à l’humour revigorant : « Imaginez qu’Œdipe, flanqué de six lawyers d’une excellente firme, demande des dommages et intérêts, une pension et une canne blanche aux autorités grecques pour avoir laissé divaguer des sphinx au bord des routes départementales [70] »…

c) Extension à la relation aux animaux

Le TDK permettrait-il d’éclairer notre lien aux créatures infra-humaines (surtout les animaux, mais aussi toute la nature) ? Considérons le thème fondamental de l’ouvrage qui, en 1975, va révolutionner l’approche sur l’animal et lancer la philosophie animaliste : Animal Liberation de Peter Albert David Singer [71].

Le choix que fait le penseur australien engagé du terme « libération » est très intentionnel. En effet, le schéma des mouvements de libération qui, à l’époque, se multiplie outre-Atlantique, est toujours le même : un groupe (les Noirs, les femmes) qui n’est pas nécessairement minoritaire est opprimé ; un groupe hégémonique (les Blancs, les hommes de sexe masculin) estime posséder, par nature, c’est-à-dire de fait, ou par droit, une supériorité, qui lui permet d’utiliser le groupe estimé inférieur à ses propres fins ; un groupe émerge toujours qui d’abord remet en cause cette hégémonie prétendue obligatoire et ensuite cherche à libérer le groupe aliéné. Or, ce qui est vrai des êtres humains aliénés l’est aussi des animaux qui subissent une discrimination qui se traduit de la manière la plus claire dans la souffrance qu’on leur inflige indûment, notamment dans le cadre de l’alimentation (abattoirs) et de l’expérimentation animale. Voilà pourquoi, symétriquement aux termes « racisme » et « sexisme », Singer inventer le terme de « spécisme ». Il se pose donc comme un « antispéciste ».

Quoi qu’il en soit du détail et de l’évaluation de la problématique complexe de la libération animale et des droits des animaux [72], nous retrouvons le ternaire dramatique : la Victime (l’animal), le Bourreau (l’humain spéciste) et le Sauveteur (l’humain non-spéciste qui défend la libération animale, voire ses droits). Et ce qui se vérifie de l’animal, chez les tenants de l’écologie profonde, peut s’étendre à tous les écosystèmes [73], toujours selon la configuration dramatique décrite par Karpman.

d) Extension à la relation à Dieu

Jusqu’à maintenant, nous avons étendu le domaine propre d’application du TDK en demeurant dans le champ humain. Mais est-il indu de s’interroger sur sa pertinence pour éclairer les relations à d’autres êtres que les personnes humaines ?

Assurément, le TDK éclaire un certain nombre de relations avec Dieu, soit que l’on fasse de lui la cause par excellence de tous les maux (Bourreau), soit qu’on lui demande d’assurer notre salut en niant notre part de liberté responsable et la prise en compte des médiations créées (Sauveteur) [74]. De nombreuses anecdotes mettent en jeu cette négation par l’homme qui donc se cale en posture Victimaire. L’une, connue sous d’autres formes, est racontée dans un film émouvant, The Pursuit of Happyness [75]. Un petit garçon, Christopher (Jaden Smith), raconte à son papa, Chris Gardner (Will Smith, qui est le propre père de Jaden) : « Papa, j’ai une histoire. Un jour, un Monsieur se noya dans la mer. Et un bateau passe et lui dit : ‘Avez-vous besoin d’aide ?’ Il dit : ‘Non, merci. Dieu me sauvera’. Un autre bateau passe : ‘Avez-vous besoin d’aide ?’ Il dit : ‘Non, merci. Dieu me sauvera’. Il se noya et il arriva au Paradis. Et il dit : ‘Dieu, pourquoi tu ne m’as pas sauvé ?’ Et Dieu lui dit : ‘Je t’ai envoyé deux gros bateaux, imbécile [dummy] » [76].

Indépendamment de son incarnation éventuelle dans une religion comme l’Islam [77] ou certaines conceptions protestantes qui minimisent considérablement la liberté de l’homme [78], cette interprétation théologique se rencontre chez les fidèles catholiques tentés par le providentialisme – le rôle Sauveteur pouvant alors être transféré de Dieu aux paroisses, aux congrégations religieuses, aux communautés nouvelles. Certains prétendus appels au sein de ces « groupes » sont secrètement surdéterminés par une surdemande d’aide, avec toute l’exigence infinie qu’elle comportera tôt ou tard ; et certaines personnes, chargées du discernements de l’appel, flattées de la confiance absolue des mandants et de l’élan enthousiaste les conduisant à s’engager, oublient de prendre en compte cette motivation qui, dans une société insécuritaire comme la nôtre, ne peut que croître et s’acutiser. Toutefois, cette assignation de Dieu dans le jeu du Sauveteur n’a rien à voir avec la mission de Sauveur qui, dans le catholicisme, convoque notre liberté, d’abord au titre du consentement, ensuite au titre de la coopération.

La relecture des relations pathologiques de l’homme avec Dieu grâce au TDK permet d’en comprendre leur évolution puisqu’elle suit la circulation des rôles : celui qui fait de Dieu son Sauveteur (et croit ainsi l’honorer en demandant tout à son aide providentielle) se prépare à bientôt en faire son Bourreau quand il constatera que ce Dieu qui n’est qu’une projection anthropomorphique ne peut ni ne veut répondre à ses attentes. Le constat de ce si fréquent renversement dialectique dû à la désillusion est l’une des réfutations les plus pertinentes et pourtant les moins convoquées de l’objection, initiée par Ludwig Feuerbach, amplifiée par Sigmund Freud, selon laquelle Dieu est le Dieu de l’homme, c’est-à-dire la projection infinie de notre toute-puissance et de nos idéaux.

6) Réponse aux objections

  1. La première aporie affronte une question délicate qui invite à une mise au point conceptuelle doublée d’une proposition pratique de critères. Le flou relevé par la difficulté rend compte de l’ambivalence du personnage du Bourreau. De fait, celui-ci se dédouble.

Soit il introduit de la violence au sein d’un échange qui en était auparavant dénué. Ici, l’entrée dans le TDK se fait activement par le Persécuteur. Souvent cette attitude est ponctuelle, se présentant par exemple sous la forme d’une injonction indue (« Faites la photocopie »), d’une demande dissimulée (« Tiens, il n’y a plus de pain »), d’un jugement qui, par définition, est infondé (« Vous êtes paresseux »). Si cette attitude est habituelle, nous sommes probablement face à une personnalité manipulatrice. Dans le pire des cas, elle rentre dans le cadre psychiatriquement défini des pervers narcissiques.

Soit, déjà violenté, l’individu répond à son tour par une agression. Il est passivement précédé par une situation contraignante qu’il subit. Dès lors, son action est conditionnée, sans toutefois jamais être déterminée et contrainte. Une mère de famille répond à un coup de téléphone délicat. Son petit dernier, sept ans, arrive sans bruit derrière elle et lui hurle soudain dans l’oreille vacante. Sans même réfléchir, elle se retourne et le gifle. Elle s’excusera plus tard. Son attitude est assurément celle d’un Bourreau, mais en grande partie excusée par la violence inattendue du comportement de son enfant qui sait très bien qu’il ne doit pas agir ainsi. Elle ajoute du mal, mais elle ne l’introduit pas, car elle fut précédée par une attitude elle-même violente. Tel est le cas de celui qui, contraint de rendre service, répond par la colère. Ici, l’entrée dans le TDK se fait, non par le Persécuteur, mais par la Victime ou le Sauveur. La violence de la réponse n’est assurément pas justifiée par la violence originaire, mais elle est en partie excusable.

La confusion entre ces deux types de Bourreau est fréquente et me semble préjudiciable. Dans beaucoup de jeux dramatiques, le Persécuteur n’entre en piste que secondairement, causé (mais jamais contraint) par une situation violente qui lui fut imposée. Surtout, le TDK vise à décrire les jeux psychologiques inconscients entre les acteurs, il considère surtout la deuxième forme de Bourreau : non celui qui introduit la violence, mais celui qui l’entretient. Il demeure toutefois très délicat de peser la part de responsabilité – problème que l’on rencontre aussi dans la question à la fois éthique et psychologique, voire psychiatrique posée par les manipulateurs [79]. Par exemple, un certain nombre d’interprétations du TDK font du Bourreau une Victime qui s’ignore [80]. Cela est sans doute vrai si l’on élargit la relation au plan de l’histoire personnelle. Il n’empêche que, au regard de la relation dans sa configuration donnée, donc limitée, il existe bien un primum movens, un déclencheur de la violence. Si Victime soit-elle de l’égoïsme de l’homme qui l’a mise enceinte et l’a laissée tomber dans le passé, Cynthia est celle qui, aujourd’hui, introduit la violence dans sa relation avec Roxanne. Peut-on aussi vite l’innocenter de toute responsabilité – même si l’assainissement de la relation supposera que l’on prenne en compte la souffrance qui a induit la mise en place de la posture de Persécuteur et donc que l’on voit en quoi, antérieurement à cette relation donnée, elle fut elle-même Victime ?

Voici enfin un dernier tableau symptomatique qui permet d’affiner le diagnostic différentiel entre les deux types de Bourreau.

  Le Bourreau partiellement responsable Le Bourreau volontaire 
La liberté Entre dans l’accusation sans totalement le vouloir Est responsable du mal qu’il commet
Le but Est tourné vers l’autre, par exemple, le service Est tourné vers soi, par exemple, la jouissance de son pouvoir
Le temps N’anticipe pas, ne prévoit pas le mal commis Anticipe, prévoit le mal commis
La longue durée (la répétition) Comment une violence ponctuelle Comment une violence habituelle
La relation à l’autre Ne cherche jamais la destruction de l’autre Cherche parfois la destruction de l’autre
La limite Agit avec une violence qui est toujours limitée Agit avec une violence qui peut être infinie
L’affectivité En revenant sur sa violence, s’en culpabilise et se remet en question Ne revient pas sur sa violence et donc ne se remet pas en question
Effets Ne cherche pas à faire entrer dans le TDK Est à la recherche d’une personne qui entre dans le TDK, par exemple comme Victimaire

 

 

  1. La deuxième difficulté a trouvé sa réponse dans les développements qui précèdent.
  2. L’objection pose la question de la relation entre le Persécuteur et l’Accusateur : doit-on les identifier ou les distinguer ? Pour faire simple, l’Accusateur est celui qui dit « tu » ; plus précisément, il correspond au jeu de l’individu qui, à propos d’un mal commis, n’endosse jamais la responsabilité et cherche toujours hors de lui le coupable. Or, nous l’avons vu, la Victime et le Sauveteur reportent le mal sur l’autre, soit pour qu’il le résolve (la Victime), soit pour qu’il accepte son remède (le Sauveteur). Dit autrement, la Victime affirme : « Tu dois m’aider » et le Sauveteur : « Tu dois te laisser aider ». Puisque l’accusation commence avec le « tu », il y a donc toujours un Accusateur présent chez le Victimaire et le Sauveteur.

Le cas du Bourreau est plus complexe. Par définition, il est celui qui est à l’origine du mal. Or, on peut violenter autrui sans l’accuser. L’accusation suppose que, en sus du mal accompli, on le justifie par une parole d’autojustification qui est au fond une accusation construite sur le mode éminemment manipulateur du « Oui, mais » : « Oui, je te fais du mal, mais tu l’as bien cherché ». Et cette accusation redouble la violence : elle ajoute au préjudice commis une culpabilisation qui enferme la Victime dans un double bind. De nature, cet ajout (ce redoublement de la violence) n’est pas nécessaire. Il demeure qu’il est extrêmement fréquent. En effet, il est narcissiquement insupportable et existentiellement invivable de s’affirmer cause d’un mal sans se trouver une excuse. Or, l’excuse quasi-constante est la présence d’un mal antérieur qui fut subi : « C’est ta faute ». Voilà pourquoi le discours du Persécuteur est presque toujours étayé sur un discours Victimaire, qui reconduit le mal actuellement commis à un mal autrement plus ample qui le précède, endolorit le Persécuteur et l’innocente. Dans la fable de La Fontaine, le Loup-Bourreau – « loup ravissant [81] » – n’en finit pas de se victimiser vis-à-vis de l’Agneau en s’inventant des excuses : « Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? […] Je sais que de moi tu médis l’an passé. […] Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. […] Vous ne m’épargnez guère, / Vous, vos bergers et vos chiens ». Donc, si Persécuteur et Accusateur se recouvrent, leur contenu de sens est différent. Coextensivité n’est pas cosignification, ainsi que le découplage l’atteste dans le cas d’un Bourreau qui ne se justifie pas.

  1. et 5. Ces deux difficultés ont trouvé leur solution dans les analyses ci-dessus.
  2. Il a déjà été partiellement répondu à l’aporie en affirmant que les trois pôles du triangle présentaient un ordre logique et chronologique. Il reste à expliquer pour quelle raison l’on valorise parfois singulièrement le Victimaire. Se trouvant au point de jonction du Bourreau et du Sauveteur, il opère l’articulation avec les deux autres pôles et la médiation entre eux. En effet, en tant qu’il subit le mal, il est corrélé au Bourreau comme l’effet à sa cause, comme la passion à l’action, comme le mal subi au mal accompli ; en tant qu’il a besoin d’être soulagé de sa souffrance, il est corrélé au Sauveteur qui l’en guérit ou le console, comme le mal au remède. Mais, puisque la visée première du TDK est la modélisation du mal présent dans les relations interpersonnelles, le Persécuteur demeure la porte d’entrée dans la relation.
  3. Cette objection arguait d’une dissymétrie entre une face lumineuse et une face ombrée. Ce constat est erroné, ainsi que l’a montré le dédoublement de chacun des trois pôles.
  4. L’ultime difficulté estimait que les pôles de Bourreau et de Victime épuisaient la relation, au nom de ce que l’un agit et l’autre subit. Cela serait vrai si l’enjeu du triangle résidait dans le bien, c’est-à-dire dans la valeur positive échangée : la relation se résume alors à l’échange entre celui qui donne et celui qui reçoit [82]. Mais ici il s’agit du mal qui est privation et la privation, que signale la souffrance, n’est pas un état durable ni désirable ; elle appelle sa disparition. Donc, la relation n’est complète que lorsqu’intervient le troisième pôle : celui qui apporte le remède à cette souffrance. On serait toutefois en droit de se demander si, pour être complète, la relation ne devrait pas intégrer un quatrième rôle. En effet, le Sauveur n’apporte le remède qu’au pôle Victime ; le mal commis par le Persécuteur demeure donc impuni ; si l’on se souvient que le mal est une privation d’intégrité, la relation n’est donc pas achevée tant que le mal commis n’a pas été réduit. Ne faudrait-il pas alors ajouter un nouveau pôle qui s’attaquerait au fauteur de mal, le Bourreau, pour en évaluer et, le cas échéant, écarter l’action néfaste ?

 

Le carré du mal Le surgissement du mal La lutte contre le mal
Commettre le mal Persécuteur Juge
Subir le mal Victime Sauveur

 

Enfin, comme toujours, il présente son dédoublement perverti, nouvel avatar du Bourreau entendu au sens générique. Je propose que, selon l’usage courant, la figure légitime se dénomme « Juge » et la figure injuste, « Justicier » [83]. Nous aboutissons ainsi non plus à un triangle, mais à un octogone dramatique (qui sera synthétisé dans la conclusion).

Mais le Juge (et son double perverti qu’est le Justicier) ne se réduit-il pas au Sauveur-Sauveteur ? En effet, tous deux cherchent à sauver la situation. Si les deux attitudes communient dans le désir d’annuler le mal et donc de sortir du caractère dramatique, leur impact diffère : le Sauveur agit sur la Victime qu’il cherche à aider, le Juge agit d’abord sur le Bourreau dont il cherche d’abord à déterminer la responsabilité pour le punir puis réparer le tort commis. En termes rigoureux, leur finalité ultime est identique, mais pas leur objectif prochain.

7) Sortie du TDK

Le fait de distinguer Sauveur et Sauveteur, Victime et Victimaire – ainsi que les deux autres couples complétant le TDK : (juste) Bourreau et Persécuteur, Juge et Justicier – permet de ne pas diaboliser les postures. Le risque des étiquettes est l’abstraction. Nécessaire à la compréhension, celle-ci nie, lorsqu’elle est absolutisée, la richesse du concret, toujours plus grande que toute catégorisation [84]. Ces distinctions permettent aussi d’indiquer une issue à celui qui adopte telle posture. Conjurant le double risque opposé du déni et de l’auto-accusation destructrice, elles peuvent l’aider à discerner au sein de son attitude le bien qu’il poursuit (par exemple, porter ou demander de l’aide) du mal qu’il commet (par exemple, aliéner la liberté d’autrui et la sienne propre). De même, le dédoublement des rôles de Victime, Sauveur, Bourreau et Juge ouvre un chemin de désamorçage de la violence – souvent chronique et désespérante. En prenant conscience de la confusion, en opérant, dans la chair de son existence, la distinction entre le geignement du Victimaire et la parole de la Victime, entre l’intrusion Sauveteuse et la demande du Sauveur, entre la violence du Bourreau et la contrainte juste du Punisseur, entre l’autojustification du Justicier et la légitimité du Juge, la personne accueille ce qui, dans ses postures, révèle sa souffrance et requiert un réajustement, voire une véritable métamorphose.

Il n’existe pas un chemin, une méthode pour sortir du TDK et ainsi conjurer ses effets pervers. Parfois, la personne fait appel ponctuellement à ce jeu (toujours au sens de l’analyse transactionnelle). Alors la prise de conscience du mécanisme, sa description éclaire et suffit à faire changer d’attitude. Parfois (et j’oserai dire beaucoup plus souvent), celui qui pratique le Triangle est un joueur chronique, ancien, compulsif et, de surcroît, inconscient de ses mécanismes. Plus précisément, de nombreuses personnes repèrent la paille du mécanisme dans le comportement de l’autre, mais ne voient pas la poutre de leur auto-aliénation. Certes, elles en souffrent et s’en plaignent, régulièrement (et de manière victimaire !), mais les avantages (la psychologie parle de « bénéfices secondaires ») sont tels qu’elles ne dépassent pas le stade de l’accusation. Il peut arriver que le mécanisme de défense très puissant qu’est le TDK peut camoufler des psychismes en grande détresse. Il aide par exemple la personne à résister contre une culpabilité intense ou une dépression profonde. Il demeure que le prix à payer de cette grande illusion est l’efficacité très relative du moyen et la souffrance majuscule de l’entourage.

Les issues hors des scénarios du TDK sont donc presque aussi vastes que ceux dont dispose aujourd’hui la psychologie. Les évoquer obligerait à être aussi incomplet que superficiel. Il faudrait même faire aussi appel aux ressources de l’éthique [85] et, pour le chrétien, de la vie théologale (la conversion [86]).

Je me contenterai d’illustrer une sortie exemplaire du TDK par un film déjà cité qui met en scène à l’état chimiquement pur, de manière très pédagogique, les trois pôles : Oui, mais[87] En fait, cette exemplarité ne saurait étonner car, même s’il s’agit d’une véritable histoire et non d’un documentaire psy, le scénario se fonde explicitement sur les thérapies brèves, surtout l’analyse transactionnelle, auxquelles le film rend un hommage appuyé. De fait, l’un des principaux protagonistes, Erwann Moenner (Gérard Jugnot), est un psychothérapeute spécialiste des thérapies dites brèves, chaleureux et compétent (et, pour une fois, sans problème particulier !).

Églantine Laville (Émilie Duquenne) est une adolescente qui sort avec un garçon, Sébastien (Cyrille Thouvenin). Son père, André (Patrick Bonnel) a une liaison adultérine et sa mère, Denise (Alix de Konopka), noie son chagrin dans l’alcool. Effet autant que cause de leurs souffrances, leurs relations sont régies par les rôles que décrit le TDK.

Nous allons étudier successivement une scène initiale typique de la mécanique dramatique dans laquelle la famille Laville s’est installée, et une des scènes finales où nous voyons Églantine libérée de son personnage, en l’occurrence celui de Sauveteuse.

a) Le triangle en action

Une première scène [88], qui se déroule à table, présente le Victimaire, le Sauveteur et le Bourreau incarnés de manière presque spécialisée par tel ou tel personnage, même si les rôles peuvent tourner, ainsi que nous le verrons. Elle montre aussi que l’entrée dans le scénario se fait de manière subtile, pas forcément par des paroles, mais par des gestes, donc par des non-dits qui sont d’autant plus violents.

1’) La mère Victimaire

Son attitude se manifeste peu dans son langage. En revanche, elle apparaît massivement dans le non-verbal : les soupirs ; la manière de suspendre son geste de manger, comme si elle avait perdu le goût de la nourriture, le goût même de la vie ; les yeux de chien battu ; le décalage entre la parole et le non-verbal. Et, peut-être le plus parlant : la fourchette tournée agressivement vers l’autre, comme en attente d’être plantée dans le cœur de celui qui est visé. L’arme d’une vengeance qui ne demande qu’à s’exercer, qui, en fait, s’est déjà exercée…

Plus tard, la posture Victimaire s’enrichira d’autres indices qui sont autant de comportements, en plein ou en creux : la prise ostensible d’alcool devant sa fille ; la demande implicite d’aide, mais sans mot et sans merci ; autrement dit, le déni de responsabilité (« Je ne t’ai rien demandé, Églantine ») et la logique infalsifiable, grâce à laquelle elle ne peut que plaider non-coupable ; le narcissisme qui ne sait pas se réjouir du bonheur de l’autre ; l’absence de refus de ce que sa fille reste ; le consentement sans résistance ni gratitude au cocooning. On peut difficilement inventer violence plus soft

2’) La fille Sauveteuse

De prime abord, autant le spectateur est tenté d’accuser la mère, autant il est poussé à excuser la fille. Après tout, ne pose-t-elle pas un acte généreux et altruiste en acceptant de rester et donc en sacrifiant sa soirée avec Sébastien ? Pourtant, au moins trois signes permettent d’affirmer qu’elle est plus Sauveteuse que Sauveuse :

  1. Elle précède toute demande d’aide de sa mère et elle la déborde. Déjà, en train de s’habiller pour sortir, elle est peu motivée et se prépare à ne rien faire. Au terme, elle couchera elle-même sa mère, restera auprès d’elle jusqu’à ce qu’elle soit endormie, remontera le drap, éteindra la lumière, autrement dit jouera le rôle de mère de sa mère, se parentalisera. Le scénario semble être en place depuis bien des années.
  2. Son imagination anticipe et projette ce qui n’est pas. En effet, le cinéaste intercale astucieusement dans le récit une scène où l’on voit la mère s’effondrer sous le coup de l’alcool. Le retour au présent fait soudain prendre conscience qu’il nous a été montré comment Églantine se représente les choses. Mais la représentation n’est pas la réalité.
  3. La violence finale, c’est-à-dire la transformation de la Sauveteuse en Bourreau. En effet, comme nous allons le revoir, après avoir raccroché, elle tance sa mère avec colère, en l’accusant d’un acte dont elle, Églantine, est responsable, puis, plus tard, fera payer à son père sa décision auto-destructrice.
3’) Le père Bourreau

Le père adopte volontiers la posture du Bourreau, lorsqu’il accuse sa femme: « Fiche-lui la paix ! Elle a quand même le droit de sortir, non ? ». Là encore, ne nous trompons pas, tant cet échange paraît banal : n’est-il pas normal qu’un père prenne la défense de sa fille face à une injustice ? En réalité, trois signes attestent là encore la violence, c’est-à-dire la démesure de la réaction colérique.

D’abord, deux faits font largement soupçonner l’intention agressive : personne ne lui a rien demandé, il intervient sans mandat dans une relation entre la mère et la fille, donc une relation qui ne le concerne pas au premier chef ; il vise sa femme alors qu’il aurait pu tout aussi bien reprendre sa fille qui manquait de politesse. Le père démasque ainsi son intention : il ne défend Églantine que pour mieux agresser sa femme

Ensuite, les mots relèvent du « Tu » accusateur. En premier lieu, le verbe vulgaire « ficher ». D’autre part, l’interronégative introduit, dans la grande majorité des cas, une question fermée, dont la réponse est déjà acquise.

Enfin, le regard accusateur dit encore mieux cette violence que la parole. Comme souvent, le non-verbal souligne le verbal.

Si fixes soient ces scénarios des divers protagonistes, ils peuvent pourtant tourner, ainsi que nous allons maintenant le montrer.

4’) La circulation des rôles

À la parole intrusive de sa mère à table, Eglantine répond sur un ton démesuré : « Oui, maman, rassure-toi, je le connais bien ! » Cette parole caractérise le Bourreau, car elle ne part pas de soi, mais de l’autre qui est ici accusé. De plus, après avoir renoncé à son rendez-vous, la jeune fille dit à sa mère : « Voilà, t’es contente ! » Et, face au déni Victimaire de sa mère (« Je ne t’ai rien demandé, Églantine »), elle éclate (« Mais j’en ai marre, p… »). La Sauveteuse devient accusatrice. Elle rejoue le même scénario à son père lorsqu’il rentre plus tard :

 

Dialogue Posture dans le TDK Commentaire
Père. – Déjà rentrée ? Cette demande n’est pas celle d’un Sauveteur : elle traduit un réel intérêt sans pourtant être intrusive.
Fille. – Je ne suis pas sortie. Victimaire Si le contenu pourrait faire croire qu’il s’agit d’une simple information, le ton de la voix est fermé, boudeur.
Père, étonné. – Ah bon ? Pourquoi ? Là encore, l’étonnement est sincère, non joué.
Fille, criant. – Devine ! Tu pourrais pas un peu t’occuper d’elle ? Bourreau La phrase est révélatrice du scénario d’Églantine, et donc montre que le thème Bourreau est la transformation violente du thème Sauveteur. En effet, sa demande est intrusive et jugeante : elle n’a pas à faire la leçon à son père.

 

De même, à table, la mère Victime devient Accusatrice, lorsque son mari se met à défendre sa fille : « Oui, bien sûr ! Et toi, tu fais quoi ce soir ? » On a reconnu le « tu » accusateur et le non-dit, d’autant plus redoutable qu’il laisse planer un soupçon lui évitant d’être accusée d’avoir accusé. Une nouvelle fois, la mère joue son scénario favori : distiller la violence sans en avoir l’air. Ce jeu verbal s’accompagne d’une mimique corporelle expressive : la petite mais nette montée du ton ; au visage renfrogné, rentré, succède soudain une avancée du museau. L’animal ne montre-t-il pas les dents pour décourager son adversaire ? Il s’ensuit un silence assourdissant…

Enfin, le père, qui rentre tard, se fait Victime lorsqu’il entend la dernière réflexion que nous avons notée ci-dessus : « J’ai essayé si souvent, Églantine ! » Une nouvelle fois, le non-verbal appuie le verbal. Ici, le loup Bourreau devient un agneau aux yeux larmoyants. Le père ajoute : « Si tu trouves la solution… ». Cette réflexion est un bijou (dans le registre noir de la manipulation). D’abord, comme sa fille face à sa mère, il termine en fuyant, ce qui signifie bien qu’il ne formule pas une vraie demande : Victimaire, le père désire être plaint, et non pas aidé. Ensuite, en faisant appel à la serviabilité de sa fille, il joue de son scénario de sauvetage, et ainsi la coince. Enfin et surtout, il fait appel à un double bind. D’un côté, il semble dire : il est possible de trouver la solution ; de l’autre, dans le registre implicite du non verbal et avec la phrase antérieure, il a déjà dit que le remède n’existe pas. Or, la double contrainte est un des moyens les plus efficaces pour bâillonner la réponse de l’autre. De fait, Églantine demeure plantée là, sidérée, impuissante, le regard totalement perdu. Si le père a trouvé une sortie glorieuse qui signifie ceci – « Rien n’est de ma faute, tout est de la faute de ta mère, tout est à ta charge » –, il le paie au prix fort en vitrifiant la relation et en détruisant psychologiquement Églantine. Autant elle est figée au dehors, autant elle est en vrac, et même anéantie au dedans…

b) La sortie du triangle

Si compulsifs soient nos scénarios, ils ne nous enferment jamais dans la fatalité. Encore faut-il prendre les moyens pour prendre conscience de son rôle et décider de changer. En bonne Sauveteuse, Églantine accepte de rencontrer Erwann Moenner, le spécialiste des thérapies brèves, pour aider sa mère. Adroitement, celui-ci réussit à lui faire comprendre qu’il ne peut aider que les personnes qui viennent le voir et qu’elle n’est pas responsable du bonheur des autres. Après tout un cheminement, la jeune fille finit par se désencastrer de ce rôle dont elle tirait tant de gratifications, bien qu’il la rendît malheureuse. Nous la retrouvons presque au terme du film dans une scène attestant cette évolution [89]. Entendant sa fille rentrer dans leur appartement, Denise Laville se précipite vers la fenêtre, l’ouvre, grimpe sur le rebord, de sorte qu’Églantine la trouve faisant mine de vouloir se jeter trois étages plus bas.

1’) L’enfermement Victimaire

En faisant mine de se défenestrer, la mère s’inscrit en continuité avec son attitude victimaire. Si elle ne fait rien de nouveau, elle conduit à son accomplissement la destruction de soi. La logique suicidaire est initiée depuis longtemps, à petit feu, par son imprégnation alcoolique. Faut-il parler de mensonge et de chantage affectif ? Objectivement, un tel jugement moral est vrai ; mais, subjectivement, comment peser sa part de responsabilité alors que nous ignorons la profondeur de la détresse ressentie ? Quoi qu’il en soit, ainsi que nous allons le voir, en se refusant de retomber dans son scénario de Sauveteuse, Eglantine aide sa mère à ne pas se réduire à sa posture Victimaire. Cette victoire ponctuelle ne préjuge pas pour autant de l’avenir, car il appartient désormais à la mère de décider pour ou contre l’autonomie responsable, et donc pour ou contre la vie.

2’) La sortie de l’attitude Sauveteuse

Au début, face à ce qui a tout l’air d’une tentative de suicide, Eglantine cède de nouveau à son scénario de Sauveteuse : elle se précipite, elle veut empêcher sa mère qui elle-même tente de l’entraîner. Mais elle change vite d’attitude, intérieure et extérieure ; et cette rapidité en dit long sur la métamorphose qu’elle a vécue ces derniers mois.

  1. Transformation en pensée. Lorsque sa mère commence à partir dans son scénario nihiliste : « J’ai compris que je n’étais rien », on voit Eglantine diriger les yeux en bas à gauche ; or, ainsi que les études menées par la PNL (programmation neurolinguistique) l’ont montré, ce type de regard signifie une attention tournée vers le passé (alors qu’un regard vers la droite signale qu’elle est tournée vers l’avenir) ; par conséquent, elle ne réfléchit pas à une solution, mais se souvient, peut-être de scènes semblables, peut-être des conseils de son psy. Quoi qu’il en soit, cette mémoire l’ouvre à ne pas vouloir répéter les scénarios mortifères qu’elle a toujours adoptés : plus elle cherchera à secourir sa mère, plus celle-ci se victimisera.
  2. Transformation en parole. Eglantine nomme d’abord la souffrance qui l’habite : « Tu crois que c’est facile avec une mère qui pète les plombs ? ». Puis elle sort de la culpabilité qui, jusqu’à maintenant, la faisait agir : « Mais si tu sautes, je ne dirai pas que c’est à cause de moi, ni à cause de papa, ni à cause de qui que ce soit d’autre ». La vérité de cette parole inattendue ébranle et émeut sa mère. Eglantine continue et, laissant toujours parler son cœur, trouve les mots justes : « Je dirai que c’est à cause de quelque chose qui est en toi et qui te dégoûte ». En trouvant cette formule créative, elle refuse d’accuser sa mère, donc évite la tentation de se muer en Bourreau, ce qui eût risqué de réactiver le mécanisme victimaire. Plus encore, en écartant la tentation symétrique de réduire sa mère à sa souffrance et à sa pathologie, elle lui ouvre une espérance. Enfin, Eglantine ne peut parler avec une telle vérité que parce qu’elle connecte avec ce qu’elle ressent et le nomme : « Je serais [serai ?] triste ». Et cette tristesse est dictée par l’amour pour sa mère qu’elle exprime aussi : « Maman, je n’ai pas envie de te perdre ».

Rejointe en vérité, non accusée, Denise Laville se met à pleurer. Par sa parole d’espérance et d’amour, Eglantine est passée de Sauveteuse à Sauveuse.

  1. Transformation en action. Lorsque sa mère lui demande de ne pas s’approcher, Eglantine respecte sa liberté et n’intervient pas. Puis, lorsque, touchée par les paroles non scénariques, donc nouvelles, de sa fille, sa mère quitte elle-même son « jeu » suicidaire, Eglantine peut s’approcher et l’embrasser, lui témoignant l’amour qu’elle ressent par un geste qui vaut plus que les mots.

8) Conclusion

L’expression « triangle dramatique de Karpman » est une auto-interprétation. À qui sait entendre la richesse de sens de son adjectif, elle contient déjà la réponse à nos questions. En effet, en son sens actuel, le terme « drame » dit la mise en scène d’un événement incluant le mal (qu’il soit surmonté ou non) et, en son sens étymologique, l’action (drama, en grec). Nous retrouvons donc les deux originalités du scénario décrit par Karpman : le mal et la liberté. De fait, le TDK est une modélisation singulièrement pertinente des relations violentes dans lesquelles les hommes et les groupes s’enferment, parfois pendant des générations.

Précisément, nous avons vu qu’une compréhension totale des attitudes que la violence introduit dans les relations humaines conduit non pas à un triangle dramatique, mais à un octogone [90] dramatique. Rassemblons les différents rôles en un tableau :

 

  Le surgissement du mal  La lutte contre le mal 
L’octogone dramatique Attitude de celui qui fait le mal Attitude de celui qui subit le mal Attitude de celui qui assainit le mal (la Victime) Attitude de celui qui assainit le mal-faisant (le Persécuteur)
Pôle non-violent (juste) Punisseur Victime Sauveur Juge
Pôle violent Bourreau Victimaire Sauveteur Justicier

 

Les contraintes de la bidimensionnalité rendent ce tableau à trois entrées plus difficilement lisible. Surtout, la complexité de cette proposition rebutera certains. Elle ne rend nullement caduc le TDK : il présente une grande commodité pédagogique ; il a pour mission de décrire la violence (ce qui conduit à éliminer la ligne du pôle non-violent, soit quatre rôles) ; la posture du justicier est plus rare que celles des trois autres (ce qui conduit à éliminer sans inconvénient majeur la dernière colonne, soit deux rôles) ; aussi revient-on aux trois postures du triangle.

La scène primordiale de la chute originelle (cf. Gn 3), évoquée ci-dessus, confirme de manière inattendue cette typologie. D’abord, l’homme et la femme adoptent une attitude à la fois victimaire et accusatrice. Ensuite, en même temps qu’elle dénonce les fausses postures, la Bible révèle l’identité du véritable Bourreau, c’est-à-dire « l’antique serpent » (Ap 12,9), le démon – qui, dès l’origine, accuse Dieu de garder pour lui tout bien et qui, au terme, sera dénoncé dans l’Apocalypse comme « l’accusateur de nos frères » (Ap 12,10) [91] –, sans pour autant nier la responsabilité humaine. Enfin, dans cette scène originaire, Dieu se présente comme le seul Juge, qui, impartial et connaissant le fond des cœurs, nomme la responsabilité de l’homme vis-à-vis du mal commis, le punit, mais l’annonce aussi comme le seul Sauveur dans la parole pleine d’espérance du Protévangile : « Je mettrai mon hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon » (Gn 3,15). Or, le Fils qui naîtra de la femme sera l’Innocent à qui le Père « a remis tout jugement » (Jn 5,22) et qui vient pour sauver le monde (cf. Jn 3,16), en répandant son Esprit [92]. La Bible certifie donc l’octogone dramatique [93] tout en ébauchant son issue définitive : le Salut.

Pascal Ide

[1] Is 3,11. Trad. liturgique.

[2] Voltaire, Traité sur la tolérance, chap. xiv, Roma, Ed. Riuniti, 1966, p. 99.

[3] On trouve la double orthographe, avec un « n », surtout sur les sites anglophones et avec deux « n », principalement sur les sites francophones. Mais la juste écriture est celle présente dans le corps du texte.

[4] Stephen Karpman l’a d’abord décrit dans le cadre de l’analyse transactionnelle dans l’article suivant : « Fairy tales and script drama analysis », Transactional analysis Bulletin, 7 (1968), n° 26, p. 39-43. Peut être lu à l’adresse suivante : http://www.tajnet.org/articles/karpman01.html. Il a été traduit : « Contes de fées et analyse dramatique du scénario », et publié dans Actualités en Analyse Transactionnelle, n° 9 (1972), p. 7-11 et dans Classique en Analyse Transactionnelle, n° 2 (1972), p. 68-72.

[5] Alors que de nombreux livres en langue française en traite (presque exclusivement dans le cadre de l’analyse transactionnelle), très peu lui sont exclusivement consacrés. Pour la bibliographie exhaustive de Karpman, cf. Pierre Agnèse et Jérôme Lefeuvre, Déjouer les pièges de la mauvaise foi et de la manipulation à coup sûr avec le triangle de Karpman, Paris, InterEditions, 2010, p. 177-179.

[6] Outre l’ouvrage cité à la note précédente, voir, entre autres, Christel Petitcollin, Victime, Bourreau ou sauveur. Comment sortir du piège ?, Bernex, Jouvence, 2006 ; Bernard Raquin, Sortir du triangle dramatique. Ni persécuteur, ni Victime, ni Sauveteur, coll. « Pratiques » n° 134, Bernex, Jouvence, 2007.

[7] Il raconte que cette observation lui donna envie de regrouper tous les articles qu’il avait déjà écrits et de rédiger un ouvrage. Pour l’instant, il renvoie à son site : www.karpman-dramatriangle.com. Ces informations sont tirées de Pierre Agnèse et Jérôme Lefeuvre, Déjouer les pièges de la mauvaise mauvaise foi…, op. cit., p. vii-ix.

[8] Certains parlent aussi d’Accusateur. J’utilise ces termes dans un sens équivalent.

[9] Habituellement, ces trois rôles sont écrits avec une majuscule pour les différencier des mêmes termes employés, avec une signification quelque peu diverse, dans le langage de tous les jours. Nous suivrons cet usage.

[10] Tel est le cas de l’illustration fournie par Vincent Lenhardt, L’analyse transactionnelle. Pour un mieux-être du corps et de l’âme, coll. « La psychologie dynamique », Paris, Retz, 1980, p. 86. Un jeune couple part en vacances en voiture, lui conduisant, elle tenant la carte. Lui (P) : « Fais un peu attention quand tu regardes la carte et que tu me donnes les indications ». Elle (V) : « Mais ce n’est pas de ma faute, c’est très mal indiqué ». L’auteur interprète la remarque de l’homme comme celle d’un Persécuteur et la réponse de la jeune femme comme celle d’une Victime. Or, cette réponse peut aussi bien constituer un constat objectif, neutre, qu’une justification Victimaire, potentiellement porteuse de violence.

[11] Drame britannique de Mike Leigh, 1996.

[12] La scène se déroule de 55 mn. 11 sec. à 57 mn. 07 sec.

[13] Littéralement : « double lien ». Il s’agit d’une catégorie technique introduite par un penseur de Palo-Alto, Gregory Batheson, qui désigne une double injonction contradictoire. Ici, la mère dit à la fois « je t’aime » (« chérie ») et « je ne t’aime pas » (je te contrains en t’obligeant à faire ce que je veux et non ce que tu veux). C’est l’un des mécanismes les plus violents d’enfermement de l’autre et l’une des armes favorites des manipulateurs.

[14] On l’a compris : la thématique de ses disputes tourne autour de l’angoisse de l’enfant non désiré ; et son scénario de Sauveteuse ne fait que répéter sa culpabilité de la grossesse inattendue et du secret de famille. « J’ai tellement honte. Je ne peux plus vous regarder », dit-elle, lorsqu’elle rencontre Hortense.

[15] En fait, le film ne cesse de mettre en jeu le triangle, et d’autres scènes auraient pu être mobilisées en ce sens. Par exemple, un exemple plus bref est fourni par la scène orageuse, toujours entre Cynthia et Roxanne, qui se déroule sur le DVD entre 8 mn. 30 sec. et 9 mn. 07 sec.

[16] Dans la revue Psychologie, la définition est carrément évitée et remplacée par une description de son attitude empruntée à l’ouvrage de Alain Cardon, Vincent Lenhardt et Pierre Nicolas Mieux vivre avec l’Analyse transactionnelle, coll. « Pratique », Paris, Eyrolles, 2005 : « Il a souvent les bras croisés et le menton rentré, les sourcils froncés, le regard par-dessus les lunettes. Sa voix est critique, indignée, tranchante ou méprisante » (Marie-Laure Durand-Uberti, « Persécuteur, sauveur, Victime, Quel est votre rôle ? », disponible à l’adresse informatique suivante : http://www.psychologies.com/article.cfm/article/5743/persecuteur-sauveur-Victime-quel-est-votre-role?id=5743&page=1).

[17] Le site http://www.mental-health-today.com/articles/drama.htm distingue les trois rôles selon leur parole clé : le Persécuteur accuse : « Tout est de ta faute » (« It’s All Your Fault »), alors que la Victime se lamente : « Pauvre de moi » (« Poor Me ») et que le Sauveur sussure : « Laisse-moi t’aider » (« Let Me Help You »).

[18] Sur le site http://www.lepasdecote.org/rubrique.php3?id_rubrique=25, il est dit que le Persécuteur fait appel à des paroles comme : « j’aurai ta peau » ou « tu ne perds rien pour attendre ».

[19] Sur le site http://www.aventurecoaching.com/triangle.htm, le Persécuteur (ou Bourreau) est présenté comme celui qui « fait des reproches aux autres, sous la forme de « piques », par en dessous ou en ridiculisant la personne… ». Sur le site http://spiritualites.free.fr/psychologies/at.htm, le Persécuteur apparaît comme « celui qui établit ou applique des règles strictes afin de prendre les autres en faute pour prouver qu’il vaut mieux que les autres ».

[20] Sur le site http://blogosapiens.typepad.com/isabelle_de_penfentenyo/2005/11/triangle_de_kar.html, le Persécuteur est caractérisé à partir de la réponse positive à trois questions portant sur autant de comportements : « Avez-vous déjà souhaité casser la figure de quelqu’un, ou êtes carrément passé à l’acte ? Vous êtes-vous déjà rebiffé contre une personne qui refusait votre aide ? Avez-vous déjà répondu à une injustice par une autre injustice ? »

[21] http://www.lepasdecote.org/rubrique.php3?id_rubrique=25

[22] Présentation du livre de C. Petitcollin, sur le site des éditions Jouvences : http://www.editions-jouvence.com/fr/ouvrages/fiche.cfm?ouvrage=K0796&theme=Epanouissement%20personnel

[23] Par exemple en http://www.mental-health-today.com/articles/drama.htm ;

[24] Par exemple sur http://www.aventurecoaching.com/triangle.htm ou sur http://blogosapiens.typepad.com/isabelle_de_penfentenyo/2005/11/triangle_de_kar.html

[25] http://www.aventurecoaching.com/triangle.htm

[26] Au sujet de cette précédence de l’expérience sur la connaissance universelle, voire causale, cf. Pascal Ide, Des ressources pour guérir. Comprendre et évaluer quelques nouvelles thérapies : hypnose éricksonienne, EMDR, Cohérence cardiaque, EFT, Tipi, CNV, Kaizen, Paris, DDB, 2012, p. 412 s.

[27] Sur cette doctrine très classique du mal comme privation d’un bien ou d’une forme, cf. Charles Journet, Le mal. Essai théologique, Paris, DDB, 1961, rééd. : Saint-Maurice, Éd. Saint- Augustin, 1988.

[28] Aristote, Éthique à Nicomaque, L. I, ch. 1, 1094 a 1-3, trad. Jean Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 31972, p. 31-32.

[29] Je pense par exemple à ce qu’affirme le philosophe Éric Weil, notamment dans son maître livre Logique de la philosophie, Paris, Vrin, 1950, Introduction. C : « Philosophie et violence », p. 54-86.

[30] Cf., par exemple, Boris Cyrulnik, Les vilains petits canards, Paris, Odile Jacob, 2001.

[31] Comment le chrétien ne songera-t-il pas à cette affirmation de saint Paul (que nous retrouverons plus bas) : « La charité est serviable » (1 Co 13,4), même s’il ne peut assurer que tout geste de service soit mû par la charité ? Sur la bonté humaine comme chemin d’humanité et forme du don de soi, une parole du Magistère est décisive : « L’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don sincère de lui-même » (Concile Œcuménique Vatican II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 24, § 3).

[32] Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Wolfgang Brokmeier, coll. « Tel » n° 100, Paris, Gallimard, 1980, p. 355.

[33] Friedrich Hölderlin, Patmos, trad. Maxime Alexandre, Paris, Les Lettres modernes, 1968, p. 13. « Wo aber Gefahr ist, wächst das Rettende auch ». Bien que suggestive, la mise en parallèle d’une double croissance (« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ») est donc une traduction erronée.

[34] On retrouve cette interprétation à l’adresse Internet http://www.executivecoaching.be/Article_TriangleDramatique_Fr_1.htm : « Persécuteur (ou Bourreau) : il s’agit du rôle de l’agresseur, de l’attaquant. […] Victime : il s’agit du rôle de la personne qui subit l’agression du persécuteur. […] Sauveur : il s’agit du rôle du protecteur, du chevalier blanc ».

[35] Sur cette distinction, cf. Pascal Ide, Des ressources pour guérir, op. cit., p. 397-399. Elle se rapproche, sans s’y superposer, d’un autre dipôle structurant l’acte libre : l’ordre d’exercice et l’ordre de spécification, autrement dit la modalité et l’objet. Je peux décider de sortir de chez moi ou non (ordre d’exercice), puis de me rendre à pied à la mairie ou au théâtre (ordre de spécification). Cf. S. Thomas d’Aquin, De malo, q. 6, c. Cf. l’article très suggestif de Jean-Miguel Garrigues, « La personne humaine dans sa réalité intégrale selon saint Thomas », in Coll., Thomistes ou de l’actualité de saint Thomas d’Aquin, coll. « Sagesse et cultures », Paris, Parole et Silence, 2003, p. 99-111

[36] Pour une évaluation de certaines propositions non-violentes, cf. Pascal Ide, Des ressources pour guérir, op. cit., p. 331-334.

[37] Premier doit s’entendre au sens de plus fondamental, de condition de possibilité d’accès à tous les autres biens. Comme le Sauveteur exige que l’autre accepte le don qu’il veut faire et Victime que l’autre lui fasse ce don, le TDK se présente aussi comme une perversion de la dynamique du don.

[38] Il s’agit du triangle parménidien du penser, du dire et de l’être, ce trois pôles étant intimement reliés : le mot signifie l’idée qui elle-même désigne la réalité. Aristote l’a systématisé dans une phrase là encore célèbre : « Les sons émis par la voix sont les symboles (sumbolon) des états de l’âme et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix » (De l’interprétation, 1, 16 a 3, in Organon. I. Catégories. II. De l’interprétation, trad. Jean Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 21969, p. 77-78. Cf. commentaire de Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote. Essai sur la problématique aristotélicienne, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, PUF, 1962, p. 106s.

[39] Me fondant sur ce qui fut dit ci-dessus sur le sens générique de Bourreau, on pourrait proposer les équations suivantes : Victimaire = Victime + Bourreau ; Sauveteur = Sauveur + Bourreau.

[40] Ces biens ne prétendent pas être exhaustifs, c’est-à-dire rendre compte de tous les aspects des comportements disgraciés ici analysés. En effet, la nature humaine, surtout blessée et fautive, jouit d’être plainte, donc de la passivité du Victimaire (la deuxième objection y reviendra), et d’être active dans le pôle-rôle de Sauveteur.

[41] Ce que, à la suite d’Aristote, saint Thomas appelle « acte humain, actus humanus » par opposition à « l’acte de l’homme, actus hominis » (cf. Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 1, a. 1).

[42] Cf. Georg-Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Aubier, 1991, p. 150 à 158. Et Ibid., trad. Jean Hyppolite, coll. « Philosophie de l’esprit », Paris, Aubier, 1941, tome 1, p. 155 à 166. Nous préférerons cette traduction, quoique plus ancienne. Cf., entre beaucoup, l’excellent exposé de Guy Planty-Bonjour, Le projet hégélien, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 1993, p. 79 à 84.

[43] Pour une illustration historique de cette explication, cf. Gaston Fessard, Le Mystère de la Société. Recherches sur le sens de l’histoire, texte établi par Michel Sales, avec la collaboration de Txomin Castillo, Bruxelles, Culture et Vérité, 1997, p. 161-165.

[44] Ajoutons que, en intégrant la perversion de l’issue (le Sauveur transformé en Sauveteur), donc en triangulant la relation, Karpman a permis de sortir d’une saisie seulement dialectique, donc bipolaire, de la violence et a montré que même l’opérateur de soin-salut pouvait dysfonctionner – et donc requérait discernement et purification.

[45] Fedor Dostoïevski, « Le Grand Inquisiteur », Les frères Karamazov, trad. Henri Mongault, suivi de Les carnets des frères Karamazov, Niétochka Niézanov, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1952, p. 267 à 287. Cf. la relecture qu’en donne Henri de Lubac, Le drame de l’humanisme athée, Paris, Spes, 31945, p. 335-349.

[46] Pensées, Jacques Chevalier (éd.), coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1953, p. 1103.

[47] Cf. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, trad. Anne Guérin revue par Michelle-Irène Brudny-de Launay, coll. « Folio/histoire » n° 32, Paris, Gallimard, 1991. Ajoutons une observation qui requerrait aussi un approfondissement : les deux mécanismes psychologiques les plus profondément toxiques pour l’identité du soi me semblent être le TDK et le désir mimétique décrit par René Girard. En effet, la volonté que l’on identifie souvent à la liberté, donc à la capacité d’autodétermination, se présente en fait sous la forme du dipôle déjà identifié ci-dessus : le pôle actif et efficient d’autodétermination, de décision qui vient d’être identifié ; le pôle attractif et final de désir. Or, l’entrée dans le jeu triadique Boureau-Victime-Persécuteur ôte toute initiative responsable, donc toute mise en jeu de notre liberté de choix face à ce que nous avons à donner ou recevoir ; en me faisant désirer ce que l’autre désire et non pas l’objet désirable, la mimésis me dérobe toute capacité à identifier ce à quoi j’aspire (ce désir mimétique a la structure psychologique et partiellement morale de la jalousie, telle que Denis Vasse l’analyse dans Inceste et ja­lousie. La question de l’homme, Paris, Seuil, 1995. Cf. Pascal Ide, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Paris, Fayard, 1998, chap. 11 ; Les sept péchés capitaux. Ce mal qui nous tient tête, en collaboration avec Luc Adrian, Paris, Édifa-Mame, 2002, chap. 6). Ainsi, ces deux mécanismes amputent en profondeur le moi. À la longue, ces processus destructeurs d’identité engendrent un déficit radical d’estime de soi. Autrement dit, l’estime de soi n’est pas première : comme tout affect, il se fonde sur une connaissance ; plus encore, comme toute opération, il se fonde sur un être et, pour l’être d’esprit, sur une appropriation de cet être, donc l’appropriation qui est la connaissance de son identité. De plus, cette violence exercée contre soi entraîne aussi une violence exercée contre l’entourage : ainsi que nous l’avons vu, le TDK est l’une des principales sources de violence dans la relation entre les personnes ; et ce n’est pas un hasard si René Girard a poursuivi son analyse de la mimésis par une étude de la violence mimétique trouvant sa pseudo-résolution dans le sacrifice rituel du bouc émissaire.

[48] Comédie française d’Alexandre de La Patellière et de Mathieu Delaporte, 2011.

[49] La scène se déroule entre 37 mn. 35 sec. et 38 mn. 40 sec.

[50] Je m’aide du développement de Christophe André (Vivre heureux. Psychologie du bonheur, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 241) qui propose six critères pour distinguer ce qu’il appelle la plainte adaptée de la plainte toxique, tout en les réorganisant et en les enrichissant en relation avec le TDK).

[51] Comédie fantastique américaine de Tom Shadyac, 2003.

[52] La scène se déroule entre 18 mn. 40 sec. à 20 mn. 15 sec.

[53] Le philosophe autrichien parle de « non-falsifiability ». En un mot, une théorie est scientifique s’il est possible de la réfuter par une expérience (cf., par exemple, Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, trad. Nicole Thyssen-Rutten et Philippe Devaux, Paris, Payot, 1973, p. 37). Inversement, tout discours que ne peut pas valider une expérience n’est pas réfutable, donc, toujours selon Popper, n’est pas scientifique. Il étend ce critère aux discours idéologiques comme celui du marxisme ou de la psychanalyse freudienne.

[54] La tripartition classique des personnages de clown (le clown blanc, maître de la piste, apparemment digne et sérieux, l’auguste au nez rouge, loufoque qui fait échouer les plans du premier et le contre-pitre, gaffeur qui redouble l’auguste) recouvre en partie la triade dramatique (dans le cas idéal, le clown blanc est la victime de ce champion de la catastrophe et donc le Bourreau qu’est l’auguste et le contre-pitre tente de sauver la situation qu’en réalité il empirera) et surtout en monte l’essentielle fluidité (les rôles tournent au fur et à mesure où les bévues aggravent la projet initial qui parfois n’échappe pas à la domination, donc fait endosser au clown blanc le costume du Persécuteur).

[55] Cf. Pascal Ide, « Goscinny, un moraliste ? », Il est vivant !, 234 (janvier 2007), p. 18.

[56] Une description très fine et très détaillée est proposée par l’ennéagramme (cf. Pascal Ide, Les neuf portes de l’âme. Ennéagramme et péchés capitaux : un chemin psychospirituel, Paris, Fayard, 1999). Précisément, le Sauveteur et le Sauveur sont les deux faces, compulsive et intégrée, du deuxième des neuf types. Il n’est toutefois pas possible d’établir une corrélation bijective avec d’autres types, même si l’on peut trouver des affinités ou des propensions entre avec tel type et tel rôle du TDK : ainsi, le type 4 est plus porté à la victimisation, le 8 à être Bourreau et le 6 à être Juge (cf. Ibid., Annexe 6). L’absence de correspondance univoque, l’universalité de ces quatre rôles ainsi que l’origine – qui n’est probablement pas seulement acquise – des types de l’ennéagramme invitent donc à ne faire appel qu’au type 2.

[57] « Je suis de mon cœur le vampire » (Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, in Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2 volumes, tome 1, 1975, p. 78 et 79). Il le redira dans sa préface aux Nouvelles Histoires extraordinaires quand il parlera de « la Perversité naturelle, qui fait que l’homme est sans cesse à la fois homicide et suicide, assassin et Bourreau » (Ibid., tome 2, 1976, p. 323).

[58] Drame américain de Taylo Kackford, 1998.

[59] Cet échange se trouve à partir de 1 h. 52 mn. 10 sec.

[60] Il est significatif que la psychanalyse qui centre son intérêt sur les conflits endopsychiques et fait de toute souffrance ressentie une souffrance fantasmée, ait analysé ces mécanismes d’auto-persécution mais n’ait pas songé à élaborer le modèle systémique du TDK.

[61] Cf. Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, trad. Françoise Bouillot, Paris, Payot & Rivages, 2001 ; coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2005 ; Id., Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, même trad. et même éd., 2007 et coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2009. Cf. Aussi Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Découverte, 1996, coll. « Poche », 2002. Cf. aussi les travaux pionniers de Cornelius Castoriadis.

[62] Cf. Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot, 2008.

[63] Certains imaginaires nationaux sont davantage habités par la posture Sauveteuse, comme les États-Unis d’Amérique. Quant à ceux qui louchent du côté du Bourreau, il suffit de penser à certains des pays du Proche-Orient qui font l’objet d’une surveillance particulière par les Ministères de la Défense…

[64] Cf. Pascal Bruckner, Le sanglot de l’homme blanc. Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi, Paris, Seuil, 1983, réédité dans la coll. « Points Actuels », 1986.

[65] Cf. Id., La tentation de l’innocence, Paris, Bayard, 1997.

[66] Cf. Id., La tyrannie de la pénitence. Essai sur le masochisme occidental, Paris, Grasset, 2006.

[67] Il faudrait convoquer toute son œuvre. Nous retrouverons René Girard dans la dernière note de l’article.

[68] Jacques Arènes, « Tous Victimes ? », Études, n° 4031-2 (juillet-août 2005), p. 43-52.

[69] Cf. Denis Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette, 2005.

[70] Des psychologues sont sur place, Paris, Mille et une Nuits, 2003, p. 151.

[71] Cf. Peter Singer, Animal Liberation. A New Ethics for Our Treatment of Animals, London, Jonathan Cape, 1976 : La libération animale, trad. Louise Rousselle, Paris, Grasset, 1993, réédité coll. « Petite Bibliothèque Payot », Paris, Payot, 2012.

[72] Cf. Pascal Ide, « L’homme et l’animal. Une différence sans indifférence », Liberté politique. Le nouvel âge écologique, 20 (juillet-août 2002), p. 73-99 ; Id., « L’homme et l’animal. Une altérité corporelle significative », Coll., L’humain et la personne, Colloque de l’Université de Fribourg (Suisse), 7-9 novembre 2007, François-Xavier Putallaz et Bernard N. Schumacher (éd.), Paris, Le Cerf, 2009, p. 281-299.

[73] Cf. l’ouvrage du fondateur de la Deep ecology, Arn Naess : Écologie, communauté et style de vie, trad. Charles Ruelle, Paris, Éd. MF, 2008.

[74] L’identification de Dieu à la Victime ou plutôt au Victimaire semble plus factice. Quoi qu’il en soit, la conclusion le redira, Jésus n’est en rien Victimaire, mais est la Victime, « l’agneau sans tâche » (1 P 1,19) immolé pour le salut du monde.

[75] À la recherche du bonheur, Drame américain de Gabriele Muccino, 2006. La faute d’orthographe présente dans le titre est intentionnelle, comme le film l’explique.

[76] La scène se déroule entre 53 mn. 55 sec. et 54 mn. 20 sec.

[77] Cf. Daniel Gimaret, Théories de l’acte humain en théologie musulmane, coll. « Études musulmanes » n° XXIV, Paris, Vrin, Leuven, Peeters, 1980.

[78] Cf. Charles Morérod, Cajetan et Luther en 1518, éd., trad. et commentaire des opuscules d’Augsbourg de Cajetan, coll. « Cahiers Œcuméniques » n° 26, Fribourg (Suisse), Éd. Universitaires, 1994, 2 volumes, notamment, p. 336 s ; Louis Bouyer, Du protestantisme à l’Église, coll. « Unam sanctam » n° 27, Paris, Le Cerf, 31959, notamment le chap. VII ; Charles Journet, Entretiens sur la grâce, Paris, Saint-Augustin, Suisse, Saint-Maurice, 21985, 2e entretien, p. 38-59.

[79] Sans entrer dans le détail ni surtout trancher un débat délicat qui requerrait une approche interdisciplinaire, certaines études proposent une approche seulement psychologique, souvent comportementaliste, descriptive (cf., par exemple, Isabelle Nazare-Aga, Les manipulateurs sont parmi nous. Qui sont-ils ? Comment s’en protéger ?, Québec, Les éditions de l’homme, 1997), alors que d’autres s’interrogent sur la responsabilité, notamment des pervers (cf., par exemple, Yves Prigent, La cruauté ordinaire. Où est le Mal ?, coll. « Psychologie », Paris, DDB, 2003).

[80] Nous l’avons noté dans une définition ci-dessus : « Un Bourreau : Critique et dévalorisant, blessant et cruel, menaçant voire violent, et surtout en overdose d’une frustration qu’il cherche à évacuer » (http://www.editions-jouvence.com/fr/ouvrages/fiche.cfm?ouvrage=K0796&theme=Epanouissement%20personnel) ; on peut ajouter : « Il [le Persécuteur] est généralement perçu comme négatif quoique dans certaines situations, le persécuteur puisse être un innovateur, un initiateur, la source d’une salutaire remise en question » (http://www.executivecoaching.be/Article_TriangleDramatique_Fr_1.htm) : cela est bien sûr vrai quant au contenu de la parole du Persécuteur ; mais il est Bourreau non pas à raison de ce contenu mais de son mode de fonctionnement aliénant ; donc, le bénéfice advient par accident, non par soi.

[81] La Fontaine lui-même fait allusion au Loup et l’Agneau (Livre I, fable 10) dans une autre de ses fables, Le Bûcheron et Mercure : « J’oppose quelquefois, par une double image, / Le vice à la vertu, la sottise au bon sens, / Les agneaux aux loups ravissants » (Livre V, fable 1, vers 23-25).

[82] Quitte à ce qu’il donne en retour, selon la logique du contre-don étudiée par l’anthropologue Marcel Mauss (pour qui la communication, dans les sociétés non-industrialisées, se fonde sur trois obligations, celles de donner, de recevoir et de rendre), ce qui ne fait que renverser le dipôle donateur-donataire sans inventer un troisième terme.

[83] On objectera peut-être que la violence commise par le Bourreau suscite souvent une réaction de rejet chez la Victime, réaction qui, si elle est mesurée, la constitue justement dans cette posture de Juge – et, si elle est démesurée, la reconduit, ainsi que nous l’avons vu, au Persécuteur. Mais il importe peu que Victime et Juge soient ou non des personnes disparates ; déjà, nous avons vu qu’un même sujet pouvait en même temps endosser la fonction de Persécuteur et de Victime et, successivement, adopter toutes les fonctions ; plus généralement, redisons-le, le TDK établit une distinction non pas entre des individus mais entre des rôles.

[84] Ce phénomène de sélection est bien connu de la Sémantique Générale développée par Alfred Korzybski.

[85] Une difficulté fut évoquée en passant : notre interprétation du TDK ne fait-elle pas la part trop belle à la liberté ? Ne pourrait-elle favoriser l’indépendance et célébrer la possession paisible de soi comme la finalité de la vie ? Qu’il serait triste que notre but soit de seulement nous aimer nous-même ! Si l’éthique commence avec l’éducation à une autonomie authentique et responsable – et sur ce point, la psychologie lui est d’une grande aide –, elle ne s’achève pas avec cette acquisition, mais, notamment dans l’ouverture à l’autre, c’est-à-dire l’amitié, l’amour qui est don de soi, le service du bien commun. La parole de Vatican II citée ci-dessus affirmait que « l’homme » qui « a été voulu pour lui-même [voilà pour l’auto-possession] ne se trouve que dans le don sincère de lui-même [voilà pour l’auto-donation] ». Ce trop bref rappel permet de préciser deux points. D’abord, il offre un autre critère du TDK, à côté du non-respect de la liberté des protagonistes : la relation blessée et blessante qu’il met en scène s’oppose au vrai don et à la circulation du bien ; chacun des trois personnages est trop en souffrance pour se décentrer réellement de lui – y compris le Sauveteur qui, tôt ou tard, récupère de la main gauche ce qu’il prétend offrir de la main droite. Ensuite, il nomme un risque : reconquérir sa liberté, respecter l’autre et donc sortir du TDK n’est que le premier moment du bonheur ; le second, qui est le but et la félicité de la liberté, consiste à de nouveau entrer en relation, de manière respectueuse, en consentant à donner autant qu’à recevoir – pour advenir à ce que Jean-Paul II appelle magnifiquement la « communion des personnes ».

[86] L’affaissement de la liberté impliqué par la déresponsabilisation est compensé entre autres par le gain de la sécurité, dont nous avons vu ci-dessus qu’il constitue le cœur de la deuxième des tentations du Christ réinterprétées par Aliocha Karamazov.

[87] Comédie française d’Yves Lavandier, 2002.

[88] La scène se déroule de 17 mn. 02 sec. à 19 mn. 48 sec. ; et, si l’on intègre l’explication psychologique, jusqu’à 20 mn. 30 sec.

[89] La scène se déroule de 1 h. 31 mn. 45 sec. à 1 h. 34 mn. 14 sec.

[90] Ou, par symétrie avec le triangle, un « octangle », si ce terme existait.

[91] Le démon joue explicitement le rôle du Bourreau accusateur dans nombre de livres vétérotestamentaires (Jb 1,6 ; cf. aussi, par exemple, 2 S 19,33 ; 1 R 5,18 ; Ps 109,6 ; Za 3,1-2). S’il peut occasionnellement endosser celui de Sauveteur dans les tentations du Christ (il en est de même dans la scène de L’associé du diable citée ci-dessus), il n’adopte jamais, semble-t-il, la posture humiliante de la Victime.

[92] La sortie définitive de la triade dramatique qui est source de tant de violence et défigure la liberté autant que l’amour est donc la Sainte Trinité qui est source autant de la vérité qui rend libre que de l’amour qui achève la liberté – en Jésus dont la Passion a transformé la violence en amour et l’aliénation en liberté. Le triangle dramatique dit donc quelque chose du Dieu unitrine en son action économique (ad extra).

[93] En toute rigueur, il manque seulement le rôle du Justicier.

23.12.2014
 

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